Léo Taxil – “La Bible amusante”
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Léo Taxil - La Bible amusante
Donnant les citations textuelles de l'écriture sainte et reproduisant toutes les réfutations opposées par Voltaire, Fréret, lord Bolingbroke, Toland & autres critiques.
Table de la concordance
Dédicace au Saint-Père Infaillible.
1. La création et le paradis terrestre.
2. Courte histoire des premiers hommes.
3. Les anges en concubinage sur terre.
4. Noyade générale de l'humanité.
5. Heureuse vie d'un patriarche bien-aimé.
6. Une famille vouée a la multiplication.
7. Moïse et le voyage de quarante ans.
8. Les exploits de Josué et de Gédéon.
9. Les juges Jephté et Samson.
10. Suave idylle de la belle Ruth.
11. Histoire de Samuel avant la royauté
12. Saul, premier roi, et son rival David
13. Glorieux règne de S. M. Salomon.
14. Les deux royaumes: Israël et Juda.
15. Pendant et après la captivité.
Table de la concordance.
Dédicace au Saint-Père Infaillible.
Très Saint-Père,
On dit que vous n'êtes pas content, depuis le 19 avril de cette année, la vingtième de votre glorieux pontificat. Le dénouement inattendu de ma joyeuse mystification vous a mis, assure-t-on, en grande colère, comme un simple père Duchesne; car, savoir qu'on a été mystifié pendant douze ans par un libre-penseur sceptique est chose éminemment désagréable, quand on est le représentant de l'Esprit-Saint, quand on est directement et de façon permanente inspiré par le divin pigeon; mais savoir que cette postu re ridicule est connue du monde entier, voilà le comble du désagrément, voilà ce qui vexe au suprême degré. O mon pape, quelle tuile pour le dogme de votre infaillibilité!...
Un fumiste Marseille s'est payé votre vénérable tête; horreur! — Et il avait pris ses mesures pour que sa fumisterie se terminât en éclatant comme une bombe, avec un vacarme retentissant dans la presse des deux hémisphères; malédiction!
Joachim, mon vieux Joachim, je comprends votre saint courroux.
Il me semble voir votre grimace, à la lecture de cet amusant article dans lequel Henri Rochefort résuma si bien la situation:
« Ce très saint-père, qui a reçu le fumiste en audience particulière, ne peut contester avoir été de mèche avec lui; sans quoi, son infaillibilité, dont il a fait un dogme, serait immédiatement réduite en poussière.
Du moment où il ne s'est pas aperçu du tour que se disposait à lui jouer son visiteur, que devient cette lumière d'en haut sur laquelle repose, aux yeux des gâteux du catholicisme, tout le pouvoir des successeurs de saint Pierre?
Léo Taxil s'est fichu de lui, mais lui se fichait de nous; et si le premier a, pendant douze ans, fait avaler ses blagues aux évêques, le second nous ingurgite les siennes depuis douze siècles.
Ou le nommé Pecci n'est pas plus infaillible que vous ni moi, et il ne lui reste qu'à donner, sans délai, sa démission de représentant d'un dieu qu'il ne représente en quoi que ce soit;
Ou, étant infaillible, il s'est constitué l'associé d'un blagueur dont il se servait pour soutirer l'argent des adversaires de la franc-maçonnerie; auquel cas, il n'y aurait plus qu'à charger les gendarmes d'aller l'arrêter dans son palais, pour abus de confiance et soustraction frauduleuse. »
Trois fois hélas! mon vieux Joachim, voilà le dilemme qu'un illustre pamphlétaire vous a posé, au milieu des bravos de la galerie. Et de Paris à New-York, de Londres à Montevideo, la presse universelle a répété le dilemme; et partout les applaudissements ont retenti, partout on s'est esclaffé de votre confusion, de partout les pieds de nez se sont esquissés, moqueurs, dans la direction de votre triple couronne. Et vous vous demandiez, ô le treizième des sacrés Léons, si ce n'était point là un cauchemar!...
De cauchemar, point. Vous étiez bien éveillé, et le formidable éclat de rire qui secoua le globe était l'irritante réalité.
Très Saint-Père, je vous dois une consolation.
Le flot de l'impiété grossit tous les jours; c'est une véritable marée qui monte, monte sans cesse. Dans la chère France, qui est la fille aînée de l'Église, l'enseignement a été laïcisé depuis bien des années déjà; de telle sorte que les nouvelles générations qui s'élèvent dans les écoles de l'État ne connaissent pas le premier mot de l'Histoire Sainte.
En plusieurs circonstances, j'ai constaté, avec une douleur indicible, que des jeunes gens ignorent les édifiantes aventures d'Abraham, Isaac, Jacob, Joseph, Moïse, Josué, Gédéon, Samson, Samuel, Booz, Saül, David, Salomon, Elie, Elisée, Jonas, Ezéchiel, Esther, Tobie, Judith, Daniel, etc., etc. De ces noms célèbres et vénérés, ils ont tout au plus une vague idée. A la question qu'un digne prêtre posa naguère: « Connaissez-vous les Macchabées? » il fut répondu: « Très peu; je ne suis allé que deux fois voir la Morgue. »
Un tel état de choses est navrant. Où irons-nous, juste ciel, si la connaissance des pieux épisodes de la Bible se perd, si les écrits inspirés autrefois par le divin pigeon tombent dans l'oubli?... Il est temps de réagir, Très Saint-Père.
C'est pourquoi j'entreprends une nouvelle édition des Saintes Écritures. Je n'omettrai rien, et je tâcherai de rendre cette lecture aussi attrayante que possible. Vous verrez ça. A mon prochain voyage à Rome, je solliciterai de votre auguste main encore une bénédiction spéciale, à ajouter à ma précieuse collection.
Si cependant, vous en rapportant à moi, vous daignez m'envoyer cette bénédiction de premier choix, sans attendre ma visite, — Très Saint-Père, ne vous gênez pas.
La joie de vous avoir mystifié ne diminue en rien mon zèle pour la diffusion des grandes vérités éternelles, qui sont la base de la religion sublime dont vous êtes le pontife souverain. Je ne dis pas que ma Bible Amusante contribuera beaucoup à raffermir la foi; mais elle aura néanmoins un avantage incontestable: en pénétrant parmi les victimes de l'État laïcisateur, en se faisant lire de ceux qui maintenant ignorent ou ne connaissent que vaguement toutes ces belles choses, elle leur révélera ce qu'il est nécessaire de croire pour avoir le droit de se dire fils de l'Église catholique, apostolique et romaine.
Si, après ça, quelques-uns veulent admettre qu'il est possible à un homme de vivre trois jours dans le ventre d'une baleine, sans parler des autres miracles bibliques, vous me devrez, mon vieux Joachim, de chaleureux remerciements pour vous avoir valu des recrues inespérée s.
Alors, sans rancune au sujet de ma mystification, n'est-ce pas?... Ce livre vous aura consolé, et nous redeviendrons bons amis, comme avant le 19 avril.
Voyons, ne te fais pas prier, Léon. Envoie-moi un petit à-compte de bénédiction, par retour du courrier.
Paris, le 20 juin 1897 - Léo Taxil.
1 CHAPITRE
La création et le paradis terrestre
Or, apprenez donc ce que l'esprit de Dieu dicta à Moïse, prétendu auteur sacré, à qui est attribuée la Genèse, premier livre de l'Écriture Sainte; et vous constaterez, à chaque instant, que l'esprit de Dieu, à moins d'être d'une ignorance crasse, est fumiste, essentiellement fumiste, plus fumiste que l'inventeur de la grande-maîtresse palladiste Diana Vaughan.
Dieu est de toute éternité; mais, au commencement des temps, il était seul dans le néant. Rien n'existait, sauf lui, s'appelant alors Elohim, nom hébreu sous lequel il est désigné par le premier verset de la Bible; et ce nom est un pluriel, ce qui est bien singulier pour un monsieur tout seul.
Donc, Elohim, — qui est aussi Jéhovah, Sabaoth, Adonaï, ainsi que nous le verrons plus loin, — Elohim s'embêtait (ou s'embêtaient) à six francs par tête au milieu de son chaos; « tohu-bohu » est le terme biblique, tohu-bohu qui signifie sens dessus dessous.
1. Le chaos.
L'éternité étant démesurément longue, maître Elohim s'embêta pendant des milliards et des milliards de siècles. Enfin, il eut une idée: étant Dieu, c'est-à-dire tout-puissant, il jugea que s'embêter toujours sans rien faire serait le comble de la bêtise, et il résolut de créer.
Il aurait pu tout créer d'un seul coup. Eh bien, non; mieux valait prendre son temps, lui se mbla-t-il. Et il fit le ciel et la terre, ou, pour mieux dire, la matière apparut sous le simple effort de sa volonté; une matière informe, vide, confuse, encore tohu-bohu, et pleine d'humide. « Et le vent de Dieu courait sur les eaux » (textuel); le lecteur n'est pas forcé de comprendre.
Afin de ne pas commettre de gaffes, il était nécessaire, avant tout, de voir clair; d'où l'on est en droit de conclure que, pendant les mille milliards de siècles précédents, ce pauvre papa Bon Dieu était dans la plus complète obscurité.
Heureusement, il ne se cogna jamais le nez nulle part, puisqu'il n'y avait rien du tout.
« — Que la lumière soit! » commanda l'Éternel.
« Et la lumière fut. »
Quelle était cette lumière? La Bible ne le dit pas; elle se borne à nous apprendre ceci: « Dieu vit que la lumière était bonne ». Il en fut satisfait, par conséquent. Son premier soin fut alors de « séparer la lumière d'avec les ténèbres »; inutile encore de chercher à comprendre. « Et Dieu nomma la lumière, Jour; et les ténèbres, Nuit ». — « Ainsi fut le soir, ainsi fut le matin. » Tel fut le premier jour de la création.
2. Création de la lumière
Après quoi, papa Bon Dieu s'occupa de créer... devinez quoi... l'étendue, ou, si vous aimez mieux, l'espace. Pour peu qu'on veuille y réfléchir, il est clair que l'espace existait de tout temps, même en supposant une époque où il n'était meublé d'aucune étoile, d'aucune planète. Néanmoins, l'étendue fut créée après la lumière, quoique « créée » soit ici un terme impropre. La Bible, très embrouillée dans son premier chapitre, nous a enseigné, nous venons de le voir, qu'au début de la création Elohim fit le ciel et la terre en tohu-bohu, avec de la matière informe et des masses d'eaux confuses sur lesquelles le vent de Dieu courait; et voici comment le livre sacré explique cette seconde opération, la formation de l'étendue: « Dieu créa l'étendue et sépara les eaux qui sont au-dessus de l'étendue d'avec celles qui sont au-dessous de l'étendue; et ainsi fut. » (Genèse 1:7) Quelques commentateurs disent qu'il s'agit de l'atmosphère. En tout cas, on lit au verset 8: « Et Dieu nomma l'étendue, Cieux. Ainsi fut le soir, ainsi fut le matin; ce fut le deuxième jour. »
Quoi qu'il en soit, il ressort de ceci que l'Esprit-Saint conta à l'auteur une superbe blague et abusa de sa naïveté. Cette histoire d'eaux au-dessus et d'eaux au-dessous est la reproduction d'une grosse erreur des peuples primitifs. En effet, tous les anciens croyaient que les cieux étaient quelque chose de solide, de ferme, — d'où le nom de « firmament », — et même on se les imaginait en cristal, attendu que la lumière passait à travers; et l'opinion était qu'au-dessus de cette plaque solide, de ce firmament, il y avait un immense réservoir d'eau. Aujourd'hui, nous savons que la pluie est l'eau attirée, pompée par le soleil, devenue vapeurs, nuages, et retombant ensuite sur terre; mais autrefois on croyait que la pluie venait du grand réservoir supérieur; on supposait des sortes de fenêtres s'ouvrant et se refermant à la plaque du firmament et produisant ainsi les pluies. Et cette opinion, qui maintenant nous fait rire, fut en cours fort longtemps; c'est le sentiment d'Origène, de saint Augustin, de saint Cyrille, de saint Ambroise et d'un nombre considérable de docteurs des premiers siècles du catholicisme. Le fumiste Esprit-Saint se moquait d'eux.
3. Création de l'atmosphère.
Enfin, passons. Le troisième jour fut employé par papa Bon Dieu à un travail dont les résultats sont plus appréciables que ceux des jours précédents. Il abaissa ses regards sur les eaux de l'au-dessous, et il se dit qu'il serait utile de les rassembler, de façon à faire apparaître des parties sèches, c'est-à-dire des continents.
Alors, les eaux, très obéissantes à sa volonté, se réunirent à part, des profondeurs s'étant creusées pour leur amas; par contre, des hauteurs se formèrent, hérissant de montagnes la surface de la matière solide, tandis que le liquide roulait en flots lents ou précipités vers les gouffres nouveaux. « Et Dieu nomma le sec, Terre; il nomma aussi l'amas des eaux Mers. Et Dieu vit que cela était bon. »
4. Création des continents et des mers.
Il est à remarquer que papa Bon Dieu était, le plus souvent, content de sa besogne. — Nom d'une pipe! devait-il se dire, ce que j'ai été moule de ne pas avoir créé cela plus tôt!
Ce jour-là, il fut tellement satisfait de ses continents et de ses mers, qu'il voulut faire encore quelque chose avant la tombée de la nuit. « Que la terre pousse son jet, dit-il, savoir, de l'herbe portant semence, et des arbres fruitiers portant du fruit chacun selon son espèce, qui aient leur semence en eux-mêmes sur la terre. Et ainsi fut. » (1:11)
5. Création des arbres et des plantes.
On ne saurait trop admirer cette délicate attention du Créateur. Impossible d'être plus plein de précautions que lui. En effet, on se demande ce que serait la terre, si Dieu l'avait plantée d'arbres fruitiers portant chacun des fruits autres que ceux de son espèce. Remercions le paternel Elohim de ne pas nous avoir donné des abricotiers produisant des oranges, des orangers produisant des pommes, des pommiers produisant des groseilles, etc.; ce serait à ne plus s'y reconnaître. Ah! oui, remercions Dieu; quel bon papa prévoyant!...
La terre lui ayant obéi et les abricotiers ayant poussé en portant des abricots, Dieu, encore une fois, « vit que cela était bon. Ainsi fut le soir, ainsi fut le matin; ce fut le troisième jour ».
Mais voici bien une autre histoire! Trois jours déjà s'étaient écoulés avec soir et matin, grâce à la lumière créée dès le début: seulement, ce qui est bizarre, cette lumière qui disparaissait à la fin du jour pour faire place aux ténèbres de la nuit, cette lumière illuminait le monde naissant, sans avoir aucun foyer; pas plus de soleil qu'au fond d'une mine de houille. Cette cocasserie mérite une citation textuelle de la Bible:
« 14. Puis, Dieu dit: Qu'il y ait des luminaires dans l'étendue des deux, pour séparer la nuit d'avec le jour, et qui servent de signes, et pour les saisons, et pour les jours, et pour les années;
15. Et qui soient pour luminaires dans l'étendue des cieux, afin de luire sur la terre; et ainsi fut.
16. Dieu donc fit deux grands luminaires: le plus grand luminaire, pour dominer sur le jour, et le moindre, pour dominer sur la nuit; il fit aussi les étoiles.
17. Et Dieu les mit dans l'étendue des cieux, pour luire sur la terre:
18. Et pour dominer sur le jour et sur la nuit, et pour séparer la lumière d'avec les ténèbres; et Dieu vit que cela était bon.
19. Ainsi fut le soir, ainsi fut le matin; ce fut le quatrième jour. »
6. Création des astres.
Aucun quiproquo, n'est-ce pas? il s'agit bien du soleil et de la lune. Par conséquent, d'après l'Esprit-Saint, la création du soleil a suivi de quatre jours la création de la lumière! Or, l'Esprit-Saint sait tout, évidemment; sinon, il ne serait pas l'Esprit-Saint, mais un simple imbécile. Chaque fois que la science fait une découverte, l'Esprit-Saint doit rire dans son bec de pigeon et se murmurer en lui-même: Moi, je sais ça de toute éternité; ces pauvres pygmées d'hommes se donnent grand mal pour savoir ce qui est!
Mais alors, pourquoi l'Esprit-Saint a-t-il dicté à Moïse encore cette colossale bêtise, à propos de la lumière et du soleil?... Quel fumiste, décidément!...
En effet, jusqu'à Olaüs Rœmer, astronome de Copenhague, qui vivait au dix-septième siècle (1644-1710), on a cru que le soleil ne produit pas la lumière, mais que la lumière existe dans l'espace et que le soleil ne sert qu'à la « pousser »; cette fausse conception physique a été une erreur de Descartes lui-même. C'est à Rœmer que la science doit la démonstration de cette importante vérité, directement contraire à l'énoncé de la Bible, c'est-à-dire: la lumière qui éclaire notre monde émane du soleil et sa propagation n'est pas instantanée. Le grand astronome danois en arriva même à déterminer exactement la vitesse de la lumière solaire; il établit, et ceci est mille fois prouvé aujourd'hui, que cette lumière met huit minutes dix-huit secondes à nous parvenir de l'astre qui en est le foyer, soit une vitesse de 308, 000 kilomètres par seconde. On sait que Rœmer fut amené à cette grande découverte par l'observation des éclipses des satellites de Jupiter, planète faisant partie de notre système solaire. Rœmer était alors en France, et il s'empressa d'annoncer sa découverte à l'Académie (Voir l'Histoire de l'Académie, séance du 22 novembre 1675)
On peut dire encore, avec Voltaire: « Si Dieu avait d'abord répandu la lumière dans les airs pour être ensuite poussée par le soleil, et pour éclairer le monde, elle ne pouvait être poussée, ni éclairer, ni être séparée des ténèbres, ni faire un jour du soir au matin, avant que le soleil existât; cette théorie est contraire à toute physique, et à toute raison. »
Moïse, fort ignorant en astronomie, s'est donc laissé berner par l'Esprit-Saint; car le divin pigeon savait, au temps où fut écrite la Genèse, ce que Rœmer devait découvrir en 1675.
On remarquera aussi le peu d'importance qu'ont les étoiles, dans la création selon la Bible. Les « deux grands luminaires » sont le soleil et la lune; la lune! qui n'est qu'un satellite de notre planète terrestre! L'ignorante Genèse est bien loin de se douter que lune; terre, et même soleil, sont fort peu de choses dans l'univers; que notre brillant soleil, astre central du monde que nous habitons, est une modeste étoile, une des innombrables étoiles qui composent la voie lactée. L'auteur sacré ne voit que la terre et rapporte tout à la terre, infime planète qui, en réalité, tourne autour d'une étoile de septième grandeur; et cette étoile-soleil, le piètre écrivain la fait dépendre, astronomiquement, de sa planète!
Ah! l'infortuné Moïse serait ébahi, s'il ressuscitait de nos jours. Je m'imagine quelle tête il ferait, si, venant s'instruire, en n'importe quel observatoire d'Europe ou d'Amérique, il apprenait, par exemple, ce qu'est Sirius, étoile de première grandeur: Sirius, la plus belle et la plus brillante des étoiles du ciel, sur laquelle l'Esprit-Saint négligea d'appeler son attention; Sirius, dont la lumière met près de vingt-deux ans à nous arriver, sa distance à la terre étant de 52,174,000 millions de lieues, soit 1,373,000 fois la distance du soleil à la terre. Que dirait le pauvre Moïse, le jour où on lui révélerait l'importance prodigieuse, dans l'univers, des autres mondes solaires qu'il ne soupçonna même pas?
Supposez le professeur enseignant simplement ceci à Moïse, d'après Humboldt: — Quoique placés à une si grande distance, Sirius et notre soleil appartiennent à la même couche d'étoiles, isolée dans les espaces célestes, une île d'étoiles dans l'univers; et cette Ile de mondes et de soleils, de forme aplatie, lenticulaire, a dans son grand axe huit cents fois la distance de Sirius à la terre; et, cependant, elle n'est qu'une petite couche, extrêmement mince, si on la compare aux grandes couches, épaisses et profondes, et incomparablement plus riches en étoiles et en soleils, qui l'environnent. — Moïse, qui a bénévolement cru que la terre est le centre de l'univers créé par Dieu, en deviendrait fou.
Revenons à la création selon la Bible:
« 20. Puis, Dieu dit: Que les eaux produisent en toute abondance des animaux qui se meuvent et qui aient vie; et que les oiseaux volent sur la terre, vers l'étendue des cieux.
21. Dieu créa donc les grands poissons, et tous les animaux vivants et qui se meuvent, que les eaux produisirent en toute abondance, selon leur espèce, et tout oiseau ayant des ailes, selon son espèce; et Dieu vit que cela était bon.
22. Et Dieu les bénit, disant: Croissez et multipliez, et remplissez les eaux dans les mers; et que les oiseaux multiplient sur la terre.
23. Ainsi fut le soir, ainsi fut le matin; ce fut le cinquième jour.
24. Puis, Dieu dit: Que la terre produise des animaux vivants selon leur espèce; les animaux domestiques, les reptiles et les bêtes de la terre, selon leur espèce; et ainsi fut.
25. Dieu donc fît des bêtes de la terre selon leur espèce, les animaux domestiques selon leur espèce, et les reptiles de la terre selon leur espèce; et Dieu vit que cela était bon. »
7. Création des animaux.
Oui-dà, tout cela était bon, et maître Elohim, qui a des mains, les frottait avec satisfaction. Mais il y avait encore mieux à créer.
— Pas un de ces animaux ne me ressemble, et c'est dommage! pensa-t-il. J'ai cependant une belle tête, l'oreille fine, l'œil vif, le nez spirituel, et de la dent! Je pourrais bien créer un miroir, dans lequel je me contemplerais; mais il vaut mieux, je crois, me contempler en regardant mon semblable... Allons, c'est dit; il faut absolument qu'il y ait sur terre un animal qui ait ma tête.
Tandis que papa Bon Dieu se tenait ce raisonnement, il est à présumer que divers singes, de création récente, vinrent cabrioler autour de lui.
— Ils ont quelque chose de moi, dut-il se dire; mais enfin ce n'est pas ça. La presque totalité de ces espèces est ornée d'une queue, et je n'ai pas de queue. Quant à ceux qui sont dépourvus de cet appendice caudal... non, ce n'est pas ça encore!...
Et les singes grimaçaient et continuaient à exécuter leurs mirifiques cabrioles.
Alors, papa Bon Dieu prit un bloc de terre humide, et n le « pétrit ». — Après cela, venez donc soutenir que Dieu est un pur esprit et n'a pas de mains! — La Bible dit aussi que Dieu, ayant formé l'homme, « lui souffla dans les narines une respiration de vie ». Voilà donc le premier homme pétri, puis animé à grand renfort de postillons. C'est ainsi que « l'homme fut fait en âme vivante ».
8. Création de l'homme.
Il est un passage, peu clair, du premier chapitre de la Genèse, le verset 27, qui a donné à croire à quelques commentateurs occultistes que, de prime abord, l'homme avait été créé hermaphrodite, mais que Dieu s'était ensuite ravisé. En effet, ce n'est qu'à la fin du second chapitre qu'il est question de la création de la femme; or, 25 versets plus haut, la Bible dit en toutes lettres: « Dieu donc créa l'homme à son image; il le créa mâle et femelle à l'image de Dieu. » C'est ce verset, traduit littéralement du texte hébreu, qui a donné naissance à la légende du Dieu Andr ogyne, très accréditée dans les diverses écoles occultistes; et, d'autre part, ce verset étant fort gênant, les traducteurs chrétiens ont toujours eu soin de l'altérer. Néanmoins, on aurait tort d'attacher trop d'importance à cette fantaisie biblique; bien d'autres passages sont encore moins compréhensibles!
Voyons plutôt ce qui est généralement admis.
Dès la formation de l'homme, papa Bon Dieu le constitua roi de la création. Il lui fit immédiatement passer en revue tous les animaux. « Car l'Éternel Dieu avait formé toutes les bêtes de la terre et tous les oiseaux des cieux; puis, il les avait fait venir vers Adam, afin qu'il vît comment il les nommerait, et que le nom qu'Adam donnerait à tout animal vivant fût son nom. »
9. L'homme passe en revue les animaux.
On se rend compte de ce défilé; c'est Buffon, sans doute, qui aurait bien voulu être à la place d'Adam!
« Tu rempliras la terre et l'assujettiras, avait-il été dit à Adam; tu domineras sur les poissons de la mer, et sur les oiseaux des cieux, et sur toute bête qui se meut sur la terre. » En tant que roi de la création, l'homme n'a pas toujours le dessus, quand il a affaire à un lion, à un tigre, à un ours, à un crocodile; voilà ce qu'on peut répondre. Et non seulement les bêtes féroces nous croquent; mais encore l'humanité est victime de mille insectes désagréables, puces, punaises, scorpions, sans parler des jésuites et autres cafards.
10. L'homme, roi de la création.
En outre, Dieu, qui avait créé les bêtes féroces savourant le bifteck humain, ordonna à l'homme d'être végétarien. « Voici: je t'ai donné toute herbe portant semence et qui est sur toute la terre, et tout arbre qui a en soi du fruit d'arbre portant semence; ce qui te sera pour nourriture. »
Finalement, tout étant terminé — ou à peu près — au soir du sixième jour, papa Bon Dieu, heureux et de plus en plus satisfait de son ouvrage, et peut-être légèrement fatigué, inventa la sieste et donna à l'homme l'exemple du repos en se reposant lui-même, le septième jour, comme un bon gros rentier qui éprouve le besoin de ne plus rien faire.
11. Le Seigneur se repose.
« Or, l'Eternel Dieu avait planté un jardin en Eden, du côté de l'Orient, et il y avait mis l'homme qu'il avait formé... Et un fleuve sortait d'Eden, pour arroser le jardin, et il se divisait en quatre fleuves. Le nom du premier est Phison; c'est celui qui coule autour de tout le pays d'Evilath, où l'on trouve de l'or; et l'or de ce pays est bon; c'est là aussi que se trouve le bdellium et la pierre d'onyx. Le nom du second fleuve est Géhon; c'est celui qui coule autour de tout le pays de Chus. Le nom du troisième fleuve est Tigre; c'est celui qui coule au pays des Assyriens. Et le quatrième fleuve est l'Euphrate. » (Genèse 2:8, 10-14)
En entrant dans ces détails, l'auteur de la Genèse a voulu donner une idée approximative de l'emplacement du merveilleux Eden. Mais il aurait beaucoup mieux fait de ne rien dire; car il est impossible de se faire prendre plus sottement en flagrant délit de gasconnade.
En effet, tous les commentateurs s'accordent à reconnaître que le Phison est le Phase, nommé plus tard l'Araxe, fleuve de la Mingrélie, qui a sa source dans une des branches les plus inaccessibles du Caucase, et, s'il y a dans cette région de l'or et de l'onyx, par contre personne n'a jamais pu découvrir ce qu'il fallait entendre par bdellium. D'autre part, il ne saurait y avoir aucune erreur au sujet des troisième et quatrième fleuves, le Tigre et l'Euphrate; d'où il résulte clairement que, d'après la Genèse, l'emplacement du paradis terrestre aurait été situé en Asie, dans la région du massif de l'Ararat, en Arménie, quoique (première bévue de l'auteur sacré) Araxe, Tigre et Euphrate, tout en ayant leurs sources relativement voisines, les ont parfaitement distinctes. L'Araxe, loin d'être dérivé d'un autre fleuve, sort du volcan Bingol-Dagh, d'où il coule vers la mer Caspienne. Quant au Tigre et à l'Euphrate, non seulement ils ne proviennent pas d'un même fleuve, mais au contraire ils se rejoignent à Korna, pour former le C hat-el-Arab et se jeter dans le golfe Persique.
Au su jet du deuxième fleuve, appelé Géhon par la Genèse, la bévue de l'auteur sacré est fantastique. « C'est, dit-il, le fleuve du pays de Chus. » Or, d'après la version des Septante et même la Vulgate, la terre de Chus (fils de Cham et père de Nemrod) n'est autre que l'Ethiopie; par conséquent, ce Géhon, c'est le Nil, qui coule, non pas en Asie, mais en Afrique, et précisément dans le sens opposé à l'Araxe, au Tigre et à l'Euphrate, la direction générale du cours du grand fleuve africain étant du sud au nord. Si l'on place la source du Nil au Victoria-Nyanza, ainsi qu'on l'admet pour ne pas remonter plus haut, il y a donc au minimum dix-huits cents lieues de distance entre les sources des premier et deuxième fleuves mentionnés par la Genèse comme arrosant le même jardin d'Eden! Il est vrai que les deux autres n'ont leurs sources qu'à soixante lieues l'une de l'autre; ce qui est déjà gentil pour un jardin. En outre, est-ce un jardin que cet immense territoire hérissé de pics des plus escarpés, formé d'une des régions les p lus impraticables du globe?...
Enfin, troisième bévue, et l'on pourrait appeler celle-ci: la bévue du bout de l'oreille.
Les prêtres, on le sait, prétendent que l'œuvre de Moïse est le Pentateuque, c'est-à-dire les cinq premiers livres de la Bible: la Genèse, l'Exode, le Lévitique, les Nombres et le Deutéronome. Mais les savants ont eu l'impiété de faire des recherches, et leur opinion générale est que ces livres ont été fabriqués par Esdras, au retour de la captivité de Babylone, dans le courant du cinquième siècle avant Jésus-Christ, tandis que Moïse, en supposant qu'il ait existé et en admettant un instant comme authentiques les dates qui le concernent, vivait mille ans auparavant: naissance au pays de Gessen, en Egypte, en 1571 avant notre ère, et m ort en Arabie, sur le mont Nébo, en 1451.
Bossuet s'est indigné des travaux de Hobbes, de Sp inoza et de Richard Simon contre l'authenticité des œuvre » de Moïse; dire que le véritable auteur du Pentateuque est Esdras, c'est blasphémer, selon le fougueux évêque: « Que peut-on objecter, s'écrie-t-il (Discours sur l'Histoire universelle), à une tradition de trois mille ans, soutenue par ses propres forces et par la suite des choses? Rien de suivi, rien de positif, rien d'important! »
N'en déplaise à Bossuet, le verset 14 du chapitre 2 de la Genèse, entre autres exemples, donne une preuve éclatante de la supercherie littéraire et religieuse, et démontre, net comme deux et deux font quatre, que la dite Genèse ne peut pas avoir été écrite par Moïse. C'est dans ce Verset qu'il est dit: « Le nom du troisième fleuve est Tigre; c'est celui qui coule au pays des Assyriens. » Ça y est en toutes lettres. Quelques traducteurs ont remplacé les quatre derniers mots par: « vers l'Orient d'Assyrie »; mais cela ne change rien. La question est celle-ci: Moïse, mort en 1451 avant Jésus-Christ, ne pouvait pas employer les expressions Assyrie, Assyriens, par la bonne raison que l'empire assyrien, qui s'étendait à la fois sur Ninive et Babylone et qui dura jusqu'au huitième siècle avant notre ère, commença à exister vers 1300, tout au plus. Les témoignages d'Hérodote et du chaldéen Bérose sont d'accord sur ce point et ont été confirmés par les monuments.
Les importantes découvertes accomplies depuis le commencement de notre siècle dans l'histoire des peuples de l'ancien Orient, avec l'aide des inscriptions en caractères hiéroglyphiques et cunéiformes, ne permettent plus aujourd'hui, même dans les livres les plus élémentaires, de rééditer les âneries bibliques au sujet de cette première partie des annales du genre humain. Les résultats obtenus par les Champollion, les de Rougé, les de Saulcy, les Mariette, les Oppert, les Rawlinson, les Lepsius, les Brugsch, etc., éclairent l'histoire ancienne d'une lumière autrement certaine que les traditions colligées par le fumiste Esdras.
Il est établi que le fondateur de l'empire assyrien fut un prince nommé sur les monuments Ni nippaloukin, lequel vivait cent cinquante ans après Moïse. D'autre part, la région qui fut appelée Assyrie était désignée, du temps de Moïse, sous le nom d'empire des Rotennou, ainsi que cela résulte des monuments égyptiens, mentionnés par Oppert et autres savants; nous voyons, en effet, dans diverses inscriptions égyptiennes, que les rois de la dix-huitième dynastie d'Egypte, contemporains de Moïse, portèrent leurs armes en Babylonie et se firent payer des tributs par les Rotennou, qui dominaient dans la Mésopotamie, au pays même du Tigre et de l'Euphrate. Si Moïse était le véritable auteur de la Genèse, il aurait donc écrit: « le Tigre, fleuve qui coule au pays des Rotennou. »
Il est vrai que les tonsurés pourront toujours nous répondre: — Le véritable auteur de la Genèse n'est pas plus Esdras que Moïse; c'est l'Esprit-Saint! Par conséquent, la Bible mentionnerait-elle même Saint-Pétersbourg et New-York, cela ne devrait pas nous paraître illogique et ne saurait aucunement nous surprendre.
Inclinons-nous donc, et reprenons la suite du sacré récit, avec un joyeux rire; car cette édifiante Genèse ne manque vraiment pas de gaîté.
Si le lecteur le veut bien, nous allons nous reporter par la pensée à ce merveilleux jardin d'Eden, où quatre grands fleuves provenant d'une seule fontaine roulent leurs eaux. Il nous semble voir Adam, se promenant dans sa propriété et se livrant aux douceurs du far-niente.
Voici quel pourrait être son monologue:
« — Je suis l'homme, et j'ai pour nom Adam; ce qui veut dire, paraît-il, « terre rouge », attendu que j'ai été fabriqué avec de l'argile, comme une vulgaire poterie... Quel est mon âge?... Je suis né il y a cinq jours; mais, selon un vieux proverbe, on a l'âge que l'on paraît. Et voilà pourquoi je puis dire qu'en réalité je suis né à l'âge de vingt-huit ans, avec toutes mes dents... Non; pas avec toutes mes dents... Il me manque encore les dents de sagesse...
Très bien constitué, hein?... Dame! comment pourrais-je ne pas être un bel individu, puisque, sauf l'âge et la barbe, je suis la fidèle copie du seigneur Jéhovah, l' être le plus épatamment chic qui existe dans l'univers?... Voyez-moi cette santé, ces bras robustes, ces jarrets d'acier, des nerfs à en revendre, et, avec ça, le teint frais... Pas le moindre rhumatisme... Je dis zut aux maladies... Je n'ai même pas à craindre la petite vérol e; papa Bon Dieu m'a fabriqué tout vacciné... Aussi, ce que je me gobe!... et je n'ai pas tort...
Je me la coule douce, en ce séjour charmant... pas de concierge... aucun domestique, même... Voilà une vie heureuse!... Je vais, je viens, je cuei lle des fruits, tous succulents, et je m'en empiffre à ma fichue fantaisie, bravant sans danger la diarrhée... Je n'éprouve aucune fatigue, si longues que soient mes promenades, quand je me couche sur l'herbe, c'est pour mon agrément...
L'autre jour, l'aimable seigneur Jéhovah m'a offert une distraction, dont je garderai toute ma vie le joyeux souvenir… Tous les animaux de la création ont passé devant moi: « Le nom que tu donneras à chaque animal vivant sera son nom », m'a dit le vieux Père Eternel... Comme attention, c'était gentil, ça!...
C'est inouï, ce qu'il en a défilé, des animaux!... Je n'aurais jamais cru qu'il y eût tant d'êtres vivants... Je n'ai pas été embarrassé pour leur faire ma distribution de noms; car la langue que je parle sans difficulté, et sans être jamais allé à l'école, est une langue d'une richesse extraordinaire, d'une abondance de termes dont il est impossible de se faire une idée... Ainsi, sans avoir besoin de chercher, je connaissais instantanément tout ce qui est propre à chaque animal, rien qu'en le regardant, et par un seul mot j'exprimais toutes les propriétés de chaque espèce, de sorte que chaque nom donné par moi est en même temps une définition complète et parfaite... Prenons, par exemple, l'animal qu'on appellera plus tard equus en latin, cheval en français, horse en anglais, etc. Eh bien, je lui ai colloqué un nom qui exprime ce quadrupède avec ses crins, sa queue, son encolure, sa vitesse, sa force... Et l'oiseau que, dans les siècles futurs, on appellera bulbo en latin, hibou en français, owl en anglais, etc., tous ces noms à venir ne vaudront pas celui que j'ai imaginé et qui caractérise le nocturne rapace, avec ses deux aigrettes mobiles sur le front, son bec court et crochu, sa grosse tête aux grands yeux ronds entourés d'un cercle complet de plumes roides, ses pattes toutes garnies de plumes jusqu'aux ongles, ainsi que ses mœurs farouches et sauvages, son cri monotone et lugubre, son horreur de la lumière... Et ainsi de suite, pour tous les animaux vivants... Ah! elle est sans pareille, la langue que je parle, et comme il est triste de penser qu'un jour elle sera entièrement et à jamais perdue!... Cette pensée est mon seul chagrin... Repoussons-la bien vite, et n'ayons nul souci.
Oh! cette revue générale de tous les animaux vivants, voilà ce qui a été superbe... Encore, superbe ne dit pas tout; car nous avons eu une partie drôlatique dans le programme de la fête: ç'a été l'arrivée des poissons... Pensez donc! ce jardin est en plein continent, pas de rivages marins, rien que des fleuves, c'est-à-dire de l'eau douce... Alors, vous voyez la grimace que faisaient les poissons de mer, en remontant le Tigr et l'Euphrate pour venir auprès de moi; ils n'étaient plus dans leur eau salée habituelle, et ça les embêtait !... Vrai, c'était à se tordre... Et les gros cétacés, c'est ceux-là qui étaient gênés!... Heureusement, pour ce jour-là et à titre exceptionnel, papa Bon Dieu a élargi les fleuves de mon jardin; sans quoi les diverses espèces de baleines n'auraient jamais pu passer... Sitôt que je leur avais donné leur nom, il fallait les voir repiquer en arrière et se précipiter, à grands coups de nageoires, pour regagner le plus vivement possible leur Océan... J'en ris encore!...
Peut-être y aura-t-il des gens qui ne croiront pas à cette histoire... Les impies nieront que des phoques du pôle Nord aient pu venir jusqu'en Arménie, dans les eaux supérieures du Tigre et de l'Euphrate, et cela en un seul jour de voyage, descendant tout l'Atlantique et faisant le tour complet de l'Afrique; ils diront que ces intéressants mammifères marins, hôtes de l'océan Glacial, n'ont pu changer d'élément sans en mourir... Eh! qu'importe la critique!... Ma parole d'honneur, j'ai vu ici, en ce jardin d'Eden, dans cette circonstance, phoques et baleines, et j'ajoute que les phoques, tout contents d'avoir reçu de moi un nom, m'ont remercié en disant papa! maman!...
Les esprits pointilleux objecteront: « Et les poissons des lacs, par où sont-ils venus?... » Veut-on faire allusion au lavaret, ce délicieux poisson du lac du Bourget, dont les habitants d'Aix-les-Bains parlent comme d'une gloire?... Et la féra, qui vit exclusivement dans le lac Léman, qui meurt aussitôt qu'elle est mise dans une autre eau, même douce, qui ne peut seulement pas vivre dans le Rhône, en deçà ou sn delà du Léman?... Qu'on le sache donc: le lavaret et la féra ont eu une permission spéciale de Dieu; ces deux poissons lacustres sont venus, par voie aérienne, me rendre visite à l'Eden... Et voilà! anathème aux mécréants, qui ne se contenteront pas de cette explication!...
Et puis, palsambleu! je suis bien bon de discuter ces choses... Tant pis pour qui ne me croira pas, quand j'affirme que j'ai vu tous les animaux vivants, vertébrés, annelés, mollusques, et zoophytes!... Il n'est pas un seul insecte à qui je n'ai donné un nom... Mais celui qui m'a le plus stupéfié, c'est un grand ver blanc, long, plat, qui est sorti tout doucement de moi-même, un vilain ver que les naturalistes futurs appelleront ténia ou ver solitaire de l'homme, et qui ne ressemble pas au ténia des porcs ni au ténia des moutons; ce grand diable de ver humain, dès sa sortie, m'a fait une profonde révérence; je lui ai donné un nom; après quoi, il s'est refaufilé chez moi par mon anus et a repris domicile en mon individu... Si j'en parle, c'est pour ne rien omettre; car je ne me savais pas habité. A part ça, mon locataire ne m'incommode en aucune façon... Rien ne trouble cette vie de cocagne que je mène depuis cinq jours... »
Adam se mire dans l'onde limpide de la fontaine, source des quatre grands fleuves; puis, avisant une pelouse, il s'y étale mollement.
— Ah! qu'il fait bon vivre ainsi! murmure-t-il.
Mais voilà qu'il bâille... il s'étire... une langueur inconnue s'empare graduellement de lui... Voilà du nouveau, par exemple!... Il ne ressent pourtant aucune fatigue... Qu'est-ce que cela signifie?...
Il n'y comprend rien. Il subit la mystérieuse influence, irrésistible. Ses paupières se ferment. Adam dort. C'est le premier sommeil de l'homme.
12. Premier sommeil de l'homme.
Or, tandis qu'Adam ronfle comme une toupie d'Allemagne, papa Bon Dieu descend sur terre.
D'abord, il arrête assez longuement ses regards sur le dormeur.
— Tout de même, je travaille bien, quand je m'y mets! fait-il avec satisfaction. Le gaillard est rudement bâti; on jurerait que c'est moi... quand j'avais quelques milliards de siècles de moins.
Se baissant, il lui pince le gras du mollet. A celte divine facétie, Adam répond par un ronflement plus sonore encore que les précédents.
— Parfait! continue maître Elohim; je n'aurai pas besoin d'insensibilisateur pour assurer le succès de mes talents de chirurgien... Je vois que le sommeil que j'ai envoyé à mon jeune Adam chéri était des mieux conditionnés; on tirerait le canon auprès de lui, qu'il ne se réveillerait pas... Maintenant, il s'agit de me mettre à l'œuvre; car je suis venu ici pour une opération de premier ordre... Pendant que personne ne m'entend, je puis bien faire un aveu: je me suis aperçu ce matin qu'il y a des moments où je suis quelque peu godiche. Ainsi, où avais-je la tête, quand j'ai créé l'homme sans compagne?... J'ai donné à chaque animal une femelle; du moins, il n'y a que peu d'exceptions à cette règle. Le ver solitaire, je l'ai créé hermaphrodite, et ça se comprend, puisque, s'il allait par couple dans les intestins où il demeure, ce ne serait plus un ver solitaire... Mais l'homme n'est pas un ténia, nom d'une pipe!...
Il faut donc que je lui fabrique une compagne, et j'ai décidé de la lui faire avec sa chair...
Papa Bon Dieu tourna un moment autour d'Adam; il le tâtait, tout en émettant à haute voix ses réflexions.
— J'ai consulté le Pigeon à ce sujet, continua-t-il, et j'ai bien fait, car il est plus malin que moi... Ma première idée avait été de couper un cor au cher Adam et d'en pétrir une petite femme... Le Pigeon ne m'a pas approuvé; il a pensé qu'un cor serait trop vulgaire et que les impies pourraient y trouver prétexte pour dire que la femme est de basse extraction... La conclusion est que c'est avec une côte que je vais fabriquer la seconde créature humaine... Allons! c'est le moment, c'est l'instant; soyons prompt et adroit comme un dentiste qui en est à sa vingt millième opération.
Et, ce disant, papa Bon Dieu « arracha à Adam une de ses côtes, et il resserra la chair à la place. » (2:21) « Et l'Eternel Dieu construisit en femme la côte qu'il avait ôtée à Adam. » (2:22)
13. Création de la femme.
J'entends le cri de l'homme, se réveillant en sursaut:
— Aïe! aïe!... Oh! là là!... On vient de m'enlever un de mes biftecks!
Et sa surprise en voyant la jolie poupée vivante:
— Qué qu'c'est qu'ça?
— Ça? c'est ta femme, et je te la présente, répond Jéhovah... Ose dire que je ne te fais point là un agréable cadeau!...
— Le fait est qu'elle est gentille...
— On en mangerait... Veinard, va!... Et pas de belle-mère !... Tu peux te vanter d'avoir toutes les chances, mon garçon.
La Bible raconte qu'Adam s'écria: « Cette fois, celle-ci est l'os de mes os et la chair de ma chair. On la nommera hommesse, car elle a été prise de l'homme. C'est pourquoi l'homme laissera son père et sa mère, et il se joindra à sa femme, et ils seront ainsi une même chair. » (2:23-24)
Inutile de commenter cette exclamation d'Adam, nouveau marié. Ah! qu'en termes galants ces choses-là sont mises?...
Pour ce qui est de la côte enlevée, il est bon de rappeler que, selon l'avis de saint Augustin, Dieu ne la rendit point à Adam. Par conséquent, Adam vécut ainsi avec une côte de moins. « C'était apparemment une de ses fausses côtes, a fait remarquer Voltaire; car le manque d'une des côtes principales eût été trop dangereux. »
La Genèse nous dit encore (2:25): « Or, Adam et sa femme étaient tous deux nus, et ils n'en avaient point de honte. » Les pieux commentateurs affirment que cette nudité sans nulle honte est une preuve de l'innocence de nos premiers parents; s'ils étaient toujours demeurés dans cette pensée qu'il n'y a aucune impudicité à se promener tout nu, c'eût été la marque d'une persévérante perfection. En vertu de ce raisonnement biblique, on pourrait donc estimer comme vivant dans l'état de perfection les peuplades sauvages qui ne portent aucun vêtement, et il y en a encore: néanmoins, lors de la découverte de l'Amérique, les fanatiques catholiques espagnols massacrèrent en masse des peuplades indigènes qui vivaient en belle innocence, et les prêtres bénissaient les massacreurs. D'autre part, on a remarqué que c'est le froid qui fit inventer les habits; car les peuples nus sont ceux qui vivent dans les régions les plus chaudes. En outre, quand tout le monde est nu, personne n'a honte de l'être: on ne rougit que par vanité; on craint de montrer une difformité que les autres n'ont pas.
Arrivons à la grande affaire, à l'étonnante aventure qui mit fin, hélas! au bonheur d'Adam et de son épouse.
« L'Eternel Dieu avait fait germer de la terre tout arbre désirable à la vue et portant fruit bon à manger; et il avait mis l'arbre de vie au milieu du jardin d'Eden, et l'arbre de la science du bien et du mal. » (2:9)
« L'Eternel Dieu avait parlé à l'homme avec commandement, lui disant: Tu mangeras librement de tout arbre du jardin. Toutefois, pour ce qui est de l'arbre de la science du bien et du mal, tu n'en mangeras point; car, le même jour que lu en auras mangé, tu mourras de mort très certainement. » (2:16-17)
14. Le fruit défendu.
Il est bon de faire observer d'abord que, sous prétexte de résumer la Bible, les prêtres ont rédigé à l'usage des fidèles certains petits manuels portant le titre Histoire Sainte, dans lesquels ils ont soin de passer sous silence les passages de la divine Ecriture qui les gênent trop. Ainsi, en général, on ne parle aux fidèles que du fameux arbre de la science du bien et du mal; nous verrons tout à l'heure pourquoi les prêtres ne soufflent mot de l'arbre de vie, parfaitement distinct de l'autre arbr e; nous reproduirons le verset 22 du chapitre 3, qui est toujours omis dans les livres donnés aux naï fs dévots.
Pour l'instant, occupons-nous seulement de l'arbre dont le fruit causa la chute de l'homme. Rappelons que l'empereur Julien le Philosophe, dont la mémoire est si exécrée par les gens d'église, se livra, au sujet de ce merveilleux arbre, à quelques remarques pleines de bon sens. Il nous semble, écrivit-il, que le seigneur Dieu aurait dû au contraire ordonner à l'homme, sa créature, de manger beaucoup de cet arbre de la science du bien et du mal; que non seulement Dieu lui avait donné une tête pensante qu'il fallait nécessairement instruire, mais qu'il était encore plus indispensable de lui faire connaître le bien et le mal, pour qu'il remplît ses devoirs; que la défense était tyrannique et absurde; que c'était cent fois pis que si on lui avait fait un estomac pour l'empêcher de manger.
Une autre réflexion que l'on ne peut s'empêcher de se faire, c'est que le point de départ de l'historiette prouve que le seigneur Jéhovah avait une arrière-pensée et qu'il était bien aise que l'homme péchât. En somme, Adam aurait été en droit de lui dire:
— Mon petit père Elohim, si je ne me trompe, le bien est ce qui est moralement bon, ce qui vous plaît, et le mal, par contre, est ce qui est mauvais, ce qui vous déplaît... Est-ce bien cela?
— Parfaitement, mon fiston, aurait répondu le Créateur.
— Par conséquent, aurait continué Adam, laissez-moi apprendre en quoi consiste le mal, af in que je l'évite; ou bien pourquoi avoir mis ici cet arbre, s'il ne faut pas que j'y touche?...
Ce sont les curés qui se chargent de la réplique, au lieu et place de leur drôle de Bon Dieu.
— Dieu, disent-ils, imposait une épreuve à l'humanité naissante; il voulait voir si Adam lui obéirait, alors qu'il ne lui demandait qu'une seule et très petite privation.
Mais il est facile de répliquer à la réplique. D'après les curés eux-mêmes, Dieu connaît l'avenir: il avait donc prévu ce qui allait arriver; et, comme rien ne se fait sans sa volonté, il savait parfaitement que l'homme mangerait du fruit de l'arbre en question. Il voulait donc la chute de nos premiers parents, cela ne fait aucun doute.
D'ailleurs, toute la suite de l'histoire se retourne contre le seigneur Jéhovah.
Voyons comment les choses se passèrent, selon le chapitre 3 de la Genèse:
« 1. Or, le serpent était le plus rusé de tous les animaux de la terre que l'Éternel Dieu avait faits; et il dit à la femme: Quoi! Dieu aurait-il dit; Vous ne mangerez point de tout arbre du jardin?
2. Et la femme répondit au serpent: Nous mangeons du fruit des arbres du jardin;
3. Mais, quant au fruit de l'arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit: Vous n'en mangerez point et vous n'y toucherez point, de peur que vous ne mouriez.
15. Ève tentée par le serpent.
4. Alors, le serpent dit à la femme: Vous ne mourrez nullement;
5. Mais Dieu sait qu'au jour que vous en mangerez vos yeux seront ouverts, et vous serez comme les dieux, connaissant le bien et le mal.
6. La femme donc vit que le fruit de cet arbre était bon à manger et d'un aspect agréable, et que cet arbre était désirable pour donn er de la science; et elle en prit du fruit et en mangea; et elle en donna aussi à son mari, l'entraînant avec elle; et il en mangea. »
16. Désobéissance d'Adam et d'Ève
Ce qui frappe tout d'abord, dans ce récit, c'est que le discours du serpent, sa conversation avec la femme, le fait même de parler, de s'exprimer dans la m ême langue que nos premiers parents, n'est pas donné par l'auteur sacré comme une chose surnaturelle, miraculeuse, ni comme une allégorie. C'est bien le serpent lui-même que la Genèse présente; c'est ce reptile, jouant un rôle d'animal plein de malice et d'astuce, qui se fait le tentateur de la femme, avec une facilité d'élocution que lui envierait un perroquet.
Le serpent a été si personnellement mis en scène, que, depuis lors, les curés, trouvant invraisemblable l'épisode raconté ainsi, ont jugé nécessaire d'y faire une correction qui change tout, mais qui est en contradiction avec le texte tout entier de ce chapitre de la Bible. Selon les correcteurs, aussi roublards que pieux, c'est le diable qui aurait pris la forme du serpent et qui aurait, au moyen de ce subterfuge, tenté Madame Adam; telle est la façon dont les pr êtres ont arrangé la chose, tel est leur enseignement d'aujourd'hui.
Cet arrangement est une véritable falsification de la Genèse. En premier lieu, pas un mot du texte sacré ne prête à une telle interprétation. En second lieu, parmi les divers auteurs des livres qui composent la Bible, il y en a deux en tout qui ont mentionné le diable: l'auteur du livre de Job, d'après lequel le diable discute un beau jour avec Dieu, dans le ciel: et l'auteur du livre de Tobie, qui cite un certain démon Asmodée, amoureux d'une nommée Sara, dont il étrangle successivement sept maris. Or, ces deux livres viennent tout-à-fait à la fin de la Bible, et, pas plus dans ceux-ci que dans les autres, il n'est question du Lucifer-Satan que les catholiques font intervenir à tout propos, pour pimenter l'intérêt de leurs légendes. Nulle part, on ne trouve cette aventure, pourtant si connue, de Lucifer se révoltant contre Dieu et vaincu par l'archange Michel. Cela, comme tout ce qui a rapport au diable, a été inventé après coup, non seulement longtemps après Moïse, mais même postérieurement à Esdras.
D'autre part, certains joyeux commentateurs, en réalité philosophes sceptiques, se sont amusés à transformer en pommier, d'un symbolisme quelque peu grivois, le fameux arbre de la science du bien et du mal; et ils ont supposé que cet épisode signifie, à mots couverts, que Madame Adam, ignorant l'amour, en reçut la première leçon d'un diable séducteur, métamorphose en serpent pour la circonstance...
Mais tout en riant de cette plaisanterie, qui est une interprétation en valant bien une autre, il faut la mettre dans le même panier que la falsification de texte imaginée par les curés. Nous devons prendre la Bible telle qu'elle est, quand nous voulons l'examiner sérieusement: ainsi, dans l'historiette dont nous nous occupons en ce moment, c'est bien l'animal d it serpent qui est en cause, et non un diable quelconque, les Juifs n'ayant pas de diables dans leur mythologie avant l'époque où furent écrits les livres de Job et de Tobie; et quant aux sous-entendus amoureux, prêtés gratuitement au serpent testateur, il est évident qu'il est impossible de les découvrir dans le texte de la Genèse, quand on l'a sous les yeux.
C'est vraiment le serpent seul, personnellement, qui est en cause; car l'auteur sacré voit cet animal avec les yeux de tous ses contemporains des diverses religions. Le serpent, dans l'antiquité, passait en effet, pour être un animal très rusé, très intelligent et rempli de malice. Plusieurs peuples africains l'adoraient. D'un autre côté, le cas de ce serpent qui parle, cas dont la Genèse ne fait pas un miracle, est commun à la littérature orientale; toutes les mythologies écloses en Asie sont pleines d'animaux parlants; chez les Chaldéens, le poisson Oannès sortait chaque jour sa tête hors des eaux de l'Euphrate, et, pendant des heures entières, il prêchait le peuple accouru sur les rives, donnant de bons conseils, enseignant tout à la fois la poésie et l'agriculture. Ces temps où les animaux avaient la parole sont bien lointains; mais aucune religion d'Orient n'en eut le monopole. Donc, le serpent biblique parla, sans avoir besoin d'être habité par un diablotin.
D'ailleurs, en cette circonstance, le serpent fut moins rusé qu'il ne paraît. Les blagues de l'Ecriture Sainte sont d'une naïveté extraordinaire et crèvent de contradictions. Ainsi, l'on a demandé ce que le serpent entendait dire par: « Vous serez comme les dieux. » Cette expression, qui affirme la pluralité des dieux, ne se trouve pas dans ce seul passage de la Genèse; nous verrons plus loin que le seigneur Jéhovah, parlant lui-même, ne se considère pas comme le seul Dieu. Les commentateurs catholiques, embarrassés par cette phrase du serpent, ont prétendu que par les dieux, le reptile aura voulu dire les anges. On leur a répondu qu'un serpent ne pouvait connaître les anges; mais, par la même raison, il ne pouvait connaître les dieux. Naïveté, contradiction, galimatias; voilà bien la Bible.
Non, pas si rusé que ça, ce serpent!... Ses conseils étaient forts incomplets. Un serpent vraiment malin aurait dit à la femme: — Mange du fruit défendu, d'abord, et ensuite aussitôt après, ne manque pas de manger du fruit de l'arbre de vie, qui, d'ailleurs, t'est permis.
Et Jéhovah, ne fut-il pas la cause première do la tentation? Pourquoi avait-il donné la parole au serpent? Sans ce don, celui-ci n'eût jamais pu se faire comprendre de la femme.
La Bible ne nous fait pas connaître la conversation au cours de laquelle Madame Adam décida son mari à manger avec elle du fruit défendu. Heureusement, il est facile de combler cette lacune de l'auteur sacré.
Nous voyons la première femme, dont la curiosité a été piquée par le serpent, s'approcher de l'arbre de la science qui est au milieu du jardin, auprès de l'arbre de vie. Elle le considère longuement, non sans avoir quelques hésitations.
— Il n'est pas joli, joli, dit-elle, ce serpent qui vient de me parler tout à l'heure; mais il est, ma foi, très distingué de manières, et il a un langage charmant... Le conseil qu'il m'a donné me semble bon à suivre; car, vraiment, c'est fort ennuyeux de ne rien savoir... Nous sommes, Adam et moi, comme des dindes, et nous pourrions être comme des dieux !... Et puis, il est tentant, ce fruit... Il n'en est pas de plus beau dans tout le verger... Cependant, si le serpent m'avait conté une craque, voilà qui ne serait pas gai!... La vie est si agréable!... Croquer ce fruit, j'en ai grande envie; mais si le résultat de ma gourmandise doit être de mourir?... Pas amusant du tout, ça...
Elle tourne autour de l'arbre; le serpent, caché derrière un buisson, suit de loin tous ses mouvements.
— Non, il n'est pas possible que nous mourions pour si peu de chose... C'est le père Jéhovah qui nous a monté un bateau!... D'abord, en y réfléchissant, je lui trouve l'air ficelle, à ce vieux barbon... tandis que le serpent... à la bonne heure... sa petite tête, mignonne, a je ne sais quelle expression bon enfant, avec des yeux pétillants d'esprit... Ensuite, c'est d'une logique frappante, ce qu'il m'a dit... Le père Jéhovah a tout intérêt à ce que nous demeurions ignorants des belles choses qui sont le privilège des dieux... Sa menace, ce doit être pour nous ficher le trac, voilà... Il ne veut pas que nous sachions et tout-ci et tout-ça... O h! les vieux! ils sont tous les mêmes... des roublards... des conteurs de bêtises... Faut pas s'y fier...
Elle tire un des bancs du jardin auprès de l'arbre, y monte, et cueille un des fruits. — Mettons que c'est une pomme, puisque la Bible n'est pas explicite sur ce point et que d'ailleurs il importe peu d'appeler ce fruit ainsi ou autrement. — Elle contemple la pomme, en se passant la langue sur les lèvres. Le serpent, qui a tout vu, se dresse sur sa queue, derrière Je buisson, et pique un joyeux quadrille. Madame Adam approche la pomme de sa bouche. — Au fait, comment ça se mange-t-il, ce fruit?... Dois-je le peler ou y mordre à même?... Baste! d'une manière ou d'une autre, ça doit être bon... Elle hésite encore un peu.
— Savoir tout ou ne rien savoir, quelle alternative !... Quand nous jouons à cache-cache, Adam et moi, est-ce bien ou est-ce mal?... Cruelle énigme!... Faut-il tondre nos moutons pour faire bien? ou commet-on le mal en ne pas leur laissant la laine sur le dos?... C'est à y perdre la tête... Et Adam, qui se fourre à tout moment les doigts dans le nez, c'est-y bien ou c'est-y mal?... Vrai de vrai, ce n'est pas vivre qu'ignorer ces choses-là!...
Se décidant net, elle donne un énergique coup de dent dans la pomme.
— Sapristi! que c'est bo n!...
Nouveau coup de dent, plus énergique encore.
— Nom d'ed là! que c'est bon!... Quel goût délicieux!... Ah! le vieux filou, qui m'avait défendu ce nanan!...
Elle se couche sur le banc, s'y allonge et semble n'en savourer que mieux le fruit.
Adam, arrivant, causant tout seul: — Pour passer le temps, je viens de pêcher une friture dans le Tigre... mais, comme je suis végétarien, j'ai flanqué, sitôt pêchée, ma friture dans l'Euphrate...
Il aperçoit son épouse.
— Hein! l'hommesse, qu'est-ce que tu grignotes là?
Madame Adam, se mettant d'un bond sur son séant:
Oh! ne me gronde pas!... C'est un fruit... de l'arbre... tu sais bien... de l'un des deux arbres du milieu du jardin...
— Je le vo is, fichtre!... C'est précisément le fruit de l'arbre auquel il nous est interdit de toucher... Ah ça! es-tu folle, ma petite femme?... Eh bien, et l'avertissement de l'autre?...
— Le père Jéhovah?... l'empêcheur de danser en rond?... Parlons-en, ah! oui!... Il s'est payé notre tête dans les grands prix, le vieux singe!...
— Qu'est-ce que tu me chantes là?...
— Sa menace de mort... tu te rappelles, n'est-ce pas?..
— Pour sûr!... J'en ai froid dans le dos. »
— Oh! la la! mon œil!... Sa menace, mon cher, c'était un truc...
— Voyons, tu bats Jeannot, tu perds la boule?...
— Un truc, que je te dis... A preuve, c'est que je sais déjà des tas de choses, depuis que j'ai mordu à la pomme...
— Tu sais ce qui est bien et ce qui est mal?... Tu sais ce qu'il faut faire et ce qu'il ne faut pas faire?... Tu sais le commentât le pourquoi de tout et de tout....
— Oui, ça commence, mon petit chien-vert... Tiens, je sais déjà combien il faut mettre de grains de sel dans un œuf.
— Pas possible!
— Je sais pourquoi les coqs ferment les yeux en chantant...
— Tu m'épates!... Et pourquoi les grenouilles n'ont pas de queue, le sais-tu?
— Je viens de l'apprendre à l'instant même...
— Dis-le, pour m'instruire...
— C'est parce que ça les gênerait pour s'asseoir.
— Ah! bah!... Tu me renverses...
— Plus fort que ça... Eli bien, je sais, je suis sûre, tu entends bien, je suis sûre que tu es un petit homme sage comme une image et que tu ne m'as pas fait une seule infidélité...
Adam est ahuri.
— Mille pétards! elle en a tout-à-coup, de la science, ma femme!... C'est vrai, tout de même, que je ne lui ai jamais fait une infidélité... Saprelotte de saprelotte! c'est prodigieu x!... fit si je te faisais une infidélité, ça serait-il mal en ça serait-il bien?...
— Ça serait mal, monsieur!... très mal!...
Elle l'attire auprès d'elle, sur le bi du bout du banc.
— Au surplus, Adam de mon cœur, il ne tient qu'à toi de devenir instruit comme moi, aussi vite et à si peu de frais... Mords à la pomme...
Elle lui tend la pomme.
— Ça me fait envie, à moi aussi, ma petite femme bienaimée; mais à quoi ça nous servira-t-il, d'être savants comme des académiciens, si nous en mourons dès aujourd'hui... Car enfin, il faut se faire un raisonnement: mourir dans mille ans, à la rigueur, ça me serait égal; mais casser ma pipe aujourd'hui même, non, ça serait bête comme tout...
Madame Adam hausse les épaules.
— Tu n'as pas l'air d'y croire, ma mignonne... Mais moi, je sais bien ce qu'il m'a dit, le vieux papa Bon Dieu; c'est à moi-même qu'il a parlé, et je t'assure qu'il a été catégorique...
Permets que je te répète textuellement ses paroles: « Pour ce qui est de l'arbre de la science du bien et du mal, tu n'en mangeras point; car, le même jour que tu en auras mangé, tu mourras de mort très certainement »... Il n'y a pas à barguigner, tu vois; je tiens à ma peau, moi, si tu ne tiens pas à la tienne...
— Adam, Adam, lu me fais rire... Est-ce que je suis morte. dis?
— Non, t'es bien vivante... Seulement, la journée n'est pas finie; gare la bombe !..
— Oh! que les hommes sont têtus!... Tu peux te vanter d'en avoir, de l'obstination, mon cher!... C'est insensé, ce que tu mets de temps à comprendre que le vieux rasoir s'est fichu de nous... Tiens, tu viens de citer les académiciens...
— Qui; et après?
— Les académiciens... so nt-ils des puits de science, ceux-là?
— Evidemment.
— Eh bien, c'est parce qu'ils sont des puits de science que les académiciens sont des immortels...
Adam est troublé par l'argument. Son épouse se fait câline.
— Enfin, ne serait-ce que pour me faire plaisir, mords à la pomme, mon petit homme chéri... Quand tu en auras goûté après moi, nous serons tous deux comme les dieux...
— Gomme les dieux?...
— Ne cherche pas à comprendre... C'est le serpent qui l'a dit...
Adam, résolu: — Du moment que c'est le serpent qui l'a dit!... Donne, donne la pomme...
Il croque la pomme avec avidité.
Deux minutes se passent dans le silence; on entendrait voler un panamiste. Tout-à-coup, Adam pousse un cri; c'est la science qui lui arrive.
— Ventre-saint-gris! s'écrie-t-il, nous sommes nus comme des vers!... C'est du propre!...
— Nombril du pape! fait la femme à son tour, je n'ai même pas de jarretières!... C'est indécent!...
— Et nous qui devons aller ce soir au bal des orangs-outangs!... Impossible de nous présenter dans le monde, avec une tenue aussi négligée!...
— Vite, vite, il faut nous vêtir!...
« Et les yeux de tous deux s'ouvrirent; et, connaissant qu'ils étaient nus, ils cousirent ensemble des feuilles de figuier et s'en firent des ceintures. » (3:7)
17. Adam et Ève ont le sentiment de leur nudité.
Notez bien que le premier costume humain ne fut pas de feuilles de vigne; la gloire de l'invention de la vigne était réservée au patriarche Noé.
Une fois ainsi habillés, les deux époux se regardent.
— Nous ne sommes pas trop mal en cet accoutrement, dit le mari.
— Moi, la feuille de figuier me sied à merveille, fait la femme... Ces vêtements sont peut-être un peu poussiéreux; ils n'ont pas été battus depuis la saison dernière... Donne-moi un coup de brosse, Adam...
Leur contentement ne devait pas être de longue durée.
« Alors, ils ouïrent, au vent du jour qui souffle après midi, la voix de l'Eternel Dieu, qui se promenait (sic) dans le jardin. Et Adam et sa femme se cachèrent de la face de l'Eternel Dieu, parmi les arbres du jardin. » (3:8)
18. Adam et Ève se cachent à l'appel de Dieu.
Ce Jéhovah, on le constate encore ici, est bel et bien un dieu corporel: il se promène, il parle; nous l'avons vu pétrir et souffler. La Genèse présente donc son Dieu à la mode de toutes les autres mythologies. Les divers peuples de l'antiquité n'eurent, en effet, pas d'autre idée de la divinité; Platon passe pour le premier qui ait fait Dieu d'une substance plus ou moins éthérée, qui n'était pas tout-à-fait corps.
Les critiques demandent sous quelle forme Dieu se montrait à Adam, et plus tard à Caïn, aux patriarches, aux prophètes, à tous ceux auxquels il parla de sa propre bouche. Les tonsurés répondent qu'il avait une forme humaine, et qu'il ne pouvait se faire connaître autrement, ayant créé l'homme à son image. On réplique que la religion israélite ressemble alors singulièrement, sur ce point essentiel, à toutes les religions que les prêtres catholiques flétrissent du nom de paganisme; les anciens Romains, qui avaient adopté les croyances des anciens Grecs, ne comprenaient, eux aussi, la divinité que sous un aspect humain. Cette remarque fait ajouter: au lieu que ce soit Dieu qui ait fait l'homme à sa ressemblance, ne serait-ce pas plutôt l'homme qui aurait imaginé Dieu à sa propre image? Mais n'insistons pas; car loger une telle opinion dans sa cervelle, c'est se vouer aux flammes de l'enfer. Rappelons seulement cette malicieuse réflexion d'un philosophe: si les chats s'étaient fabriqué des dieux, ils les auraient fait courir après les souris.
Des détails, tels que ceux de la promenade de Dieu dans le jardin d'Eden, montrent péremptoirement qu'il ne s'agit en aucune façon d'une allégorie mystique; tout le récit de l'auteur sacré est dans le style d'une histoire véritable.
« 9. Et l'Eternel Dieu appela Adam, et lui dit: Adam, où es-tu? »
Il était piteux et confus, messire Adam, et sa femme aussi n'en menait pas large. Ils essaient de s'esquiver, ils se cachent; mais, je t'en fiche! comment échapper au regard divin qui plane sur tout?... En vain les infortunés s'efforcent-ils de dissimuler leur personnalité aux regards du Très-Haut; derrière eux, partout, retentit le terrible appel du Seigneur, parlant en maître puissant, sévère, et s'apprêtant à punir son serviteur, son esclave, qui lui a désobéi.
Pas moyen de se tirer de ce mauvais pas; ils so nt pincés; il va leur falloir avouer la faute commise. Penauds, ils balbutieront de mauvaises excuses.
« 10. Adam répondit: Seigneur, j'ai entendu ta voix dans le jardin, et j'ai craint, parce que j'étais nu, et je me suis caché. »
Les voilà donc devant le patron, devant ce Dieu qui connaît l'avenir, qui avait prévu l'accident du serpent et de la pomme, et qui se fâche comme s'il ne s'était douté de rien, comme si ce qui vient d'arriver ne s'était pas produit de par son omnipotente volonté. Adam et sa femme ne songent pas à cela dans leur émoi; ils vont tenir le langage des écoliers pris en faute: — M'sieu, ce n'est pas moi qui ai commencé; c'est elle! — M'sieu, je ne le ferai plus, tant je suis chagrine... Ah! non, pour sûr, je ne recommencerai pas, vous pouvez m'croire !...
« 11. Et Dieu dit à Adam: Qui t'a appris que tu étais nu? Il faut que tu aies mangé de ce que je t'avais défendu de manger.
12. Et Adam répondit: La femme que tu m'as donnée pour être avec moi m'a donné du fruit de l'arbre, et j'en ai mangé.
13. Et Dieu dit à la femme: Pourquoi as-tu fait cela? Et la femme répondit: Le serpent m'a trompée, et j'ai mangé du fruit. »
Maintenant, maître Elohim va distribuer les punitions. Il procède par ordre, et c'est celui qui a été le premier coupable qui écoppera le premier. Attention !
« 14. Alors l'Eternel Dieu dit au serpent: Parce que tu as fait cela, tu seras maudit entre tous les animaux et bêtes de la terre; tu marcheras sur ton ventre désormais, et tu te nourriras de terre tous les jours de ta vie.
15. Et je mettrai des inimitiés entre toi et la femme, entre tes enfants et les enfants de la femme; ils chercheront à t'écraser la tête, et tu chercheras à les mordre au talon. »
19. Dieu reproche à Adam et Eve leur péché.
Ce châtiment infligé au serpent prouve, sans réplique possible, que les curés sont des blagueurs, quand, avec leur manie de fourrer le diable partout, ils attribuent la tentation de la femme au démon ayant emprunté ce jour-là la forme du reptile, à ce Lucifer-Satan dont les prétendues révolte et défaite ne se trouvent inscrites dans aucun des livres de la Bible. Si Satan était le coupable, Dieu évidemment lui aurait ordonné de réintégrer illico son domicile infernal et lui aurait octroyé un supplément de supplice dans le séjour des ténèbres.
Or, la punition de la tentation atteint, uniquement et exclusivement, le serpent en tant qu'animal et bête de la terre. D'après le verset 14 du chapitre 3, il est à croire que ce donneur de conseils perfides était auparavant un animal pourvu de pattes; et c'est bien à lui que Dieu coupa ce jour-là les pattes, puisqu'il le condamna à ramper désormais, — châtiment qui serait des plus injustes, si cette bête n'avait été pour rien dans l'affaire. — Supposez que l'abbé Garnier se déguise un beau matin en honnête homme, qu'il prenne le costume et se fasse la tête du papa Rue l, qui est un philanthrope, et qu'il aille ensuite sous ce nom commettre des escroqueries; que se passerait-il lorsqu'il serait enfin coffré, démasqué et traduit en correctionnelle? le tribunal condamnerait-il à l'amende et à la prison le brave papa Ruel? Non, certes! il prononcerait sa sentence contre le véritable escroc, il appliquerait son jugement au Garnier, c'est clair.
Les tonsurés feront donc bien de renoncer à leur conte bleu de Lucifer tentateur de la première femm e; cette blague- là ne tient pas debout. Ou autrement, vu le texte sacré, s'ils veulent la maintenir quand même, il faut dire que le diable a été plus malin que le seigneur Jéhovah, et que celui-ci, complètement ramolli, n'a vu que le serpent dans toute cette affaire, n'a pas aperçu le moindre bout de corne de Lucifer, et a privé de pattes l'innocent serpent. Mon vieux Léon XIII, tire-toi de là!
A vrai dire, à quelque point de vue qu'on envisage cet extravagant épisode, il faut reconnaître que le fumiste Esprit-Saint s'est encore moqué du pieux auteur qui écrivait sous sa dictée. S'il est vrai que les enfants de la femme, les humains, ont une aversion générale pour les serpents, s'il est vrai qu'en cas de rencontre les uns cherchent assez volontiers à écraser la tête de ceux-ci, qui de leur côté se défendent ou attaquent en cherchant à mordre au pied ou à la jambe ceux-là, par contre il est une peine portée par Dieu contre les serpents, qu'ils n'ont jamais subie: les serpents ne se nourrissent pas de terre, jamais, au grand jamais. Cette sentence a donc été éludée, à moins que Jéhovah n'ait déclaré la loi Bérenger applicable sur ce point; auquel cas, la Bible a oublié de mentionner ce sursis indéfini.
Mais, pour savourer la mystification del'Esprit-Saint dans toute sa joyeuse moquerie à l'égard des crédules dévots, il faut considérer l'étendue immense du châtiment infligé au serpent. Quel était exactement l'op hidien tentateur? La
Bible ne précise pas; mais peu importe: il est évident que ce ne pouvait être à la fois une vipère et une couleuvre, ou un boa et un crotale; les espèces d'ophidiens qui vivent sur notre globe sont fort nombreuses. Admettons que ce soit la couleuvre qui ait provoqué au péché Madame Adam; admettons même, si l'on veut, que le châtiment de la couleuvre soit raisonnable en s'étendant à la postérité de cette espèce, et que toutes les couleuvres de l'avenir soient logiquement privées de pattes pour expier la faute de celle de l'Eden... Or çà, si la femme n'avait pas réussi à entraîner l'homme dans sa désobéissance, elle seule aurait été punie, n'est-ce pas?...
Eh bien, pauvres serpents! la couleuvre seule fut coupable; mais voilà que, du même coup, l'aspic, le naja, le serpent à sonnettes, le céraste, l'orvet, la vipère, le python, le cobra-capello, le rouleau, l'élaps, l'erpéton, le bothrops, le fer-de-lance, l'atropos, l'hypnale, le rhodostoma, l'humbroni, le bongare, le psammophis, l'eunecte mangeur-de-rats, l'oxy-rope, le boa constrictor, le molure, et leur postérité, ont perdu leurs pattes et rampent à jamais, malgré leur incontestable innocence!...
« 16. Dieu dit ensuite à la femme: Je multiplierai tes misères et tes grossesses; et tu enfanteras dans la douleur; et tu seras sous la domination de ton mari. »
A l'unanimité, les commentateurs sont d'avis que les peines de cette sentence visent non seulement Madame Adam, mais toutes les femmes jusqu'à la fin du monde.
Sans nous arrêter à ce que ce système a d'injuste ou dénote un Dieu passablement loufoc, nous remarquerons d'abord, que, si la première femme avait su résister aux séductions du serpent, elle n'aurait pas enfanté dans la douleur. Avant ce jour-là, elle était donc conformée d'une façon toute différente de ce qu'elle fut à son premier accouchement. Par conséquent, en une seconde, c'est-à-dire à l'instant même où il prononça son arrêt, Dieu bouleversa de fond en comble l'organisme de la femme. On le voit, quand le doigt de Dieu s'y met, il opère des choses étonnantes.
En second lieu, il est bon d'observer que, malgré cette toute-puissance, Jéhovah n'est pas parvenu à rendre générales les peines qu'il a édictées contre le sexe féminin: d'une part, il y a beaucoup de femmes qui accouchent sans douleur; d'autre part, celles qui portent la culotte dans leur ménage, celles qui mènent leur mari par le bout du nez, au lieu d'être sous sa domination, celles-là sont légion dans toutes les classes de la société.
« 17. Puis, Dieu dit à Adam: Puisque tu as écouté la voix de ta femme, et que tu as mangé du fruit de l'arbre que je t'avais défendu de manger, la terre sera maudite à cause de toi, et tu en mangeras en travail tous les jours de ta vie.
18. Et la terre te produira épines et chardons; et tu mangeras l'herbe des champs.
19. Et tu mangeras ton pain à la sueur de ton front, jusqu'à ce que tu retournes en cette terre d'où tu as été pris; car tu es poussière, et tu retourneras en poussière. »
Même observation que ci-dessus: le châtiment d'Adam doit frapper aussi bien tous les hommes; parfaite unanimité des théologiens sur l'interprétation de ces trois versets de la Genèse.
Le plus terrible de la sentence est la condamnation à mort. Il est vrai que l'ineffable Jéhovah oublie ce qu'il avait décrété précédemment, c'est-à-dire qu'en cas de boulottage du fruit défendu l'homme mourrait de mort le jour même du délit (2:17). Ce manque de mémoire de papa lion Dieu valut au condamné un assez important ajournement de l'exécution; en effet, s'il faut en croire la Bible, Adam vécut encore... neuf cent trente ans (5:5).
Mais si Adam n'avait pas mangé la pomme, il ne serait jamais mort, et nous-mêmes, tous, nous serions immortels. Des gens curieux demandent: Alors, qu'auraient donc fait les hommes le jour où la terre aurait été insuffisante pour les contenir? car, Adam et sa femme ayant reçu dès leur création la faculté de se multiplier, un moment serait forcément venu où leurs enfants et les enfants de leurs enfants auraient peuplé notre planète d'une façon exubérante.
Il est évident que ce problème est insoluble. Et alors, Dieu avait besoin, en quelque sorte, qu'Adam commît le péché: la mort apparaît ainsi comme une nécessité; mais Dieu tenait à ce que l'homme s'imaginât avoir tous les torts, et c'est pourquoi il lendit à nos premiers parents le piège de la pomme et donna la parole au serpent qu'il savait capable de tentation. Si Dieu existe tel que la Bible le représente, c'est tellement bien cela, que le serpent est devenu muet depuis cette époque, quoique la perte de la parole ne figure pas au nombre des peines qui lui furent infligées.
Une autre observation se présente d'elle-même à l'esprit, au sujet du pain qu'Adam et sa postérité ont été condamnés à manger à grand renfort de sueurs. Il est probable qu'il n'y avait pas de pain dans les temps primitifs et que les hommes se nourrirent alors comme les peuplades sauvages qui existent encore de nos jours. Mais ne chicanons pas pour si peu, et admettons que le seigneur Jéhovah ait parlé par anticipation. Les Juifs, pour qui la Bible fut écrite, mangeaient, en effet, du pain. Or les tonsurés nous disent que ce livre n'a p s été écrit exclusivement pour les Juifs et qu'il est, au nom de l'Esprit-Saint, la loi religieuse du monde entier. Dans ce cas, ou est forcé de reconnaître que l'on ne mange du pain que dans les pays où le blé pousse: les Lapons, pasteurs de rennes et pécheurs de phoques, et, en général, tous les peuples des latitudes polaires, ignorent absolument l'existence de la farine; en de nombreuses régions des Indes, de l'Amérique, de l'Afrique centrale et méridionale, on vit de fruits et du produit de la chasse. Dira-t-on que le mot pain a été employé par Dieu au figuré et qu'il désigne toute espèce de nourriture? On peut répondre que le châtiment n'est pas général non plus: si les ouvriers triment pour se nourrir, si quiconque vivant de son travail se voit ainsi frappé par suite de la faute d'Adam, il n'en est pas de même des jouisseurs de la vie qui naissent riches, millionnaires par héritage. Et les gros chanoines donc! ceux-ci, lorsqu'ils suent, c'est en été, à cause de leur graiss e; ce n'est pas leur travail qui leur fait arroser de sueurs leur pain quotidien!
Le verset 18, en particulier, est très malveillant envers l'espèce humaine, lin dehors du pain, l'homme est condamné à ne manger que l'herbe des champs, comme les bestiaux; que lui produira la terre? des épines et des chardons. Le pigeon nous la baille belle! Malgré Dieu, les hommes mangent autre chose que du pain et de l'herbe. Demandez à Lucullus. Ou bien, pourquoi Jéhovah ne détruit-il pas, à coups de foudre, les restaurants qui se permettent de faire figurer des plats de viande sur leur carte? Inutile d'insister.
C'est le cas de dire qu'Adam aurait été bien inspiré en envoyant le père Bon Dieu promener, puisque la promenade plaît à Jéhovah.
Mais voici ce qui se passa après le prononcé du jugement:
« 20. Alors Adam nomma sa femme Eva, parce qu'elle est la mère de tous les vivants. »
Le cher homme n'avait pas encore pensé à donner un nom à sa compagne; jusqu'alors il s'était borné à la qualifier d'hommesse, ainsi qu'on l'a vu au verset 23 du chapitre 2. Ce qui est curieux, c'est que le nom donné par Adam à son épouse soit précisément un nom hébreu; Hévah signifie « la vie ». D'où l'on est en droit de poser ce dilemme à l'auteur de la Genèse: ou la langue de nos premiers parents est l'hébreu, et alors, cette langue n'ayant pas été perdue, il faut biffer l'histoire de la tour de Babel; ou Adam a donné à sa femme un nom pris dans la fameuse langue primitive, aujourd'hui perdue, et alors l'auteur sacré a commis un impair. Dans un cas comme dans l'autre, le pigeon inspirateur s'est moqué, celte fois encore, de l'écrivain.
Maintenant, on va voir que Jéhovah ne chassa pas immédiatement Adam et Ève du paradis terrestre, contrairement à l'opinion répandue. D'abord, papa Bon Dieu, trouvant trop sommaire leur costume en feuilles de figuier, s'improvisa tailleur.
« 21. Et l'Eternel Dieu f it à Adam et à sa femme des robes de peaux, et il les en habilla. »
Pour la confection de ces vêtements, voilà donc un massacre d'innocentes bêtes; l'abattoir était inauguré par Elohim en personne. Après ça, comment voulez-vous que nos premiers parents n'aient pas pensé aussitôt à utiliser pour leur nourriture la viande des animaux si prestement immolés et dépouillés? Zut pour le régime au pain et à l'herbe! durent-ils se dire en eux-mêmes.
El le seigneur Jéhovah aurait fort bien laissé Adam et Ève vivre et mourir en Eden, si, quelque temps après les avoir habillés, il n'avait pas songé à ce mirifique arbre de vie, dont l'homme et la femme n'avaient pas eu l'idée de croquer les fruits.
« 22. Or, l'Eternel Dieu se dit: Voici, l'homme est devenu comme l'un de nous (sic); il connaît le bien et le mal. Mais, maintenant, il faut prendre garde qu'il n'avance aussi la main vers l'arbre de vie, qu'il n'en cueille le fruit et n'en mange, et qu'ainsi il ne vive éternellement. »
Tel est le verset 22 que les tonsurés omettent, et pour cause, dans leurs résumés de la Bible.
Ainsi, c'est clair, ça: nos deux nigauds Adam et Eve, à qui le fruit de l'arbre de vie n'avait pas été interdit, le négligèrent sottemen t; et si l'homme et la femme, pendant que Jéhovah était occupé à tailler leurs costumes de peaux, avaient eu la bonne inspiration de sauter sur un de ces fruits merveilleux et de l'avaler vivement, c'est le vieux juge rageur qui aurait fait un nez!... V'lan! sa sentence devenait tout à coup inexécutable.
N'est-ce pas, qu'elle est rigolotte, décidément, la Sainte Bible, dès qu'on la lit de près?... Non seulement il a la berlue, ce Dieu unique qui lâche une constatation d'existence de plusieurs dieux; mais encore, lui, prétendu tout-puissant, il avoue, comme un imbécile, son impuissance à appliquer son arrêt portant condamnation à mort. A quoi cela a tenu, voyez un peu! Avec de la présence d'esprit, Adam et Eve se rendaient immortels, malgré Dieu lui-même!!!
Et ce que le vieux Jéhovah dut se féliciter de s'être enfin remémoré ce coquin d'arbre de vie!... non, ce n'est rien de le dire... Bien sûr, il avait fait un nœud à son mouchoir. Sans ça!...
« 23. Et l'Eternel Dieu fit sortir Adam du jardin d'Eden, afin qu'il labourât la terre dont il avait été pétri.
24. Ainsi il chassa l'homme; et alors il plaça un Chérub au-devant de l'entrée du jardin, avec une lame d'épée de feu, qui se tournait çà et là pour garder le chemin de l'arbre de vie. »
20. Adam et Ève chassés du paradis terrestre.
Pas d'erreur, n'est-ce pas?... C'est bien ce malencontreux arbre de vie qui préoccupait le plus maître Elohim. A aucun prix, il ne fallait qu'Adam et Ève pussent y retourner. Mais aussi quelle fichue idée papa Bon Dieu avait-il eue de créer cet arbre!... Voyons: avec sa connaissance de l'avenir, il savait d'une façon certaine que nos premiers parents pécheraient et qu'il les condamnerait à mort, eux et toute la race humaine; alors, cet arbre de vie ne pouvait être pour lui qu'un embarras; il était si simple de ne pas le planter!... Voilà un sacré Jéhovah qui ne ferait pas mal de se mettre au régime des douches; après ça, peut-être les établissements d'hydrothérapie brillent, au ciel, par leur absence, quoique le début de la Genèse nous ait appris l'existence d'eaux supérieures, situées au-dessus de l'étendue où se meuvent les astres... Et encore, cette idée d'immobiliser un Chérub avec épée flamboyante à la porte de l'Eden, c'est ça qui est d'un bête, oh! oui!... D'une parole, d'un seul effort de volonté, Dieu pouvait anéantir le fâcheux arbre de vie, désormais sans raison d'être; et le Tout Puissant n'y a pas songé!...
Enfin, va pour le Chérub, factionnaire sans guérite!... Ce Chérub est un planton précieux, si la découverte de l'Eden tente quelque nouveau Christophe Colomb.
Allons, on demande un explorateur de bonne volonté. Parmi mes lecteurs, quelqu'un veut-il s'inscrire?... Puisque papa Bon Dieu a pris la peine de faire garder la porte de l'Eden, puisqu'il a tant fait que de prendre des mesures défensives pour empêcher à jamais l'humanité d'entrer dans le chemin qui mène à l'arbre de vie, c'est que le paradis terrestre et le merveilleux arbre existent encore quelque part. Si, en explorant la région où sont les sources du Tigre et de l'Euphrate, nous apercevons sur une route, en avant d'un portail, un Chérub agitant une lame d'épée de feu, nous n'aurons aucun doute, nous pourrons dire: Nous y sommes t c'est ici!
Cent mille francs de récompense à qui trouvera le Chérub!
Et d'abord, qu'est-ce exactement que ce paroissien-l à?... « Chérub » est le mot qui figure dans le texte hébreu de la Genèse. Ce mot signifie « un bœuf »; il vient de charab, « labourer ». En effet, les Hébreux avaient gardé de nombreux souvenirs de leur servitude en Egypte, et ils copièrent assez largement les Egyptiens en maints usages, même ce qui concernait les menus détails du culte; c'est ainsi qu'ils sculptèrent grossièrement des bœufs, dont ils firent des espèces de sphinx, des animaux composés, tels qu'ils en mirent dans leurs sanctuaires. Ces figures avaient deux faces, une d'homme, une de bœuf, et des ailes, ainsi que des jambes d'homme et des pieds de bœuf. Aujourd'hui, les tonsurés ont changé tout ça: de Chérub ils ont fait Chérubin, et les Chérubins du nouveau culte sont de jeunes anges joufflus, mais sans corps, n'ayant qu'une tête d'enfant avec deux petites ailes; on voit de ces anges cocasses dans quantité de tableaux d'église... Il est probable que l'angélique portier du paradis terrestre ne répond pas à ce dernier signalement, et que c'est, au contraire, un Chérub à la mode hébraïque, avec tête à deux faces, dont l'une de bœuf; ce qui permettra à notre explorateur de le reconnaître de loin. Ou, si c'est un Chérubin à la mode catholique, sans corps ni mains, c'est avec les dents qu'il doit tenir son épée flamboyante, et. de celte façon encore, il ne pourra pas rester inaperçu. Mais je penche pour le pipelet à tète mi-humaine mi-bovine.
Hardidonc à la recherche de l'Eden! avis aux amateurs!... Quand bien même nous ne réussirions pas à pénétrer, l'excursion sera intéressante; on fera, tout au moins, le tour du jardin, et l'on fixera l'emplacement sur les cartes de géographie, qui, sans cela, seraient toujours incomplètes.
En attendant, voyons à présent ce que firent Adam et Ève, une fois hors du paradis terrestre, et ayant la connaissance intégrale du bien et du mal... y compris le mal de mer.
2 CHAPITRE
Courte histoire des premiers hommes
L'Ecriture Sainte n'abonde pas en détails biographiques sur le compte des premiers hommes.
Le quatrième chapitre de la Genèse coupe court aux suppositions des commentateurs joviaux, qui ont voulu voir l'œuvre d'amour dans l'histoire de la pomme, cueillie par Eve, sur le conseil du serpent, et mangée en commun avec Adam. C'est après l'expulsion de l'Eden que nos premiers parents se mirent en devoir de se faire une postérité. Le texte de la Bible est suffisamment explicite.
« 1. Or, Adam connut Eve sa femme, qui alors conçut et enfanta Caïn; et elle dit: J'ai acquis un homme par l'Eternel.
2. Elle enfanta encore Abe l son frère. Et Abel fut berger, et Caïn fut agriculteur. »
Les personnes qui n'ont pas approfondi l'étude de la théologie et des théologiens sont à mille lieues de se douter des extravagantes discussions que cette grave affaire de la conception du premier bébé humain a suscitées parmi les commentateurs juifs et chrétiens. En dépit du texte ci-dessus, les uns, ne le trouvant pas encore assez clair, et partisans quand même de l'œuvre d'amour accomplie en Eden, ont émis l'opinion qu'Eve, à peine créée, perdit sa virginité, et que le serpent profita, pour la tenter, du moment où Adam était endormi pour se reposer de ses fatigues conjugales. Les autres, ayant à leur tête saint Jérôme, qui composa la Vulgate en traduisant directement de l'hébreu, sont d'avis que le verset 1 du chapitre 4 de la Genèse prouve qu'Adam n'a jamais songé à conna ître Eve que lorsqu'ils furent chassés du paradis.
Et les appréciations n'en sont pas restées là!... Les théologiens qui ont adopté la manière de voir de saint Jérôme, se sont divisés entre eux, en vertu du beau raisonnement que voici: étant admis que la consommation du mariage a eu lieu après le départ de l'Eden, il n'y a pas de motif pour que ça ait été aussitôt, là, tout de suite; alors, quand? à quel moment précis?... Quand on est théologien, on veut tout fouiller; ces hommes-là sont d'une curiosité inimaginable, surtout en ces sortes de questions. Il y a donc eu des gens qui ont débité qu'Adam différa quinze ans et même trente ans l'opération décisive. D'autres poussent la chose encore plus loin et soutiennent gravement qu'Adam et Ève, par une résolution commune et pour pleurer leur péché, ne rompirent leur continence qu'au bout de... cent ans!
Vous croyez que c'est fini?... Ah! que vous connaissez peu les théologiens! Quelques-uns ont déniché une tradition, en vertu de laquelle Adam serait demeuré excommunié cent cinquante ans pour avoir mangé du fruit défendu, et il aurait vécu pendant ce temps-là avec une femme qui, comme lui, aurait été formée de la terre et qu'ils nomment Lilia; ils ajoutent qu'il engendra des diables par son commerce avec cette femme, et qu'enfin il épousa Eve, lorsque son excommunication fut levée, et qu'alors il engendra des hommes. Il est juste de dire que cette opinion n'a pas prévalu. Enfin, d'autres commentateurs, qualifiés également d'hérétiques et cités par saint Epiphane, ont soutenu que le diable avait eu affaire avec Ève comme un mari avec sa femme, et cela même après la sortie de l'Eden, et qu'il en avait eu Caïn et Abel. Voilà donc des compensations: Adam quitte Eve pour faire des diables avec une autre femme, et le diable va trouver Ève pour faire des hommes avec elle.
Et la question des couches d'Eve?... Les chers théologiens y ont trouvé aussi une mine inépuisable de controverses. Mais cela nous mènerait trop loin. En dernier lieu, rappelons une célèbre et savante dissertation de l'allemand Reinhardt, où est agitée la question de savoir si, oui ou non, Adam et Ève avaient un nombril!...
Tout ça, c'est des bêtises, comme dit l'autre. Arrivons à ce qui est sérieux, attendu que ce qui est sérieux dans la Bible n'en est pas moins à mourir de rire.
Donc Abel fut berger, et Caïn agriculteur; et nous allons voir bientôt ce vieux toqué de Jéhovah préférer Abel à Caïn. Or, je vous prie d'y réfléchir une seconde seulement: lequel des deux fils d'Adam, s'il vous plaît, avait obéi à Dieu dans le choix de sa profession? C'est Caïn, parbleu! puisque l'Eternel avait ordonné à l'humanité de cultiver la terre et de se nourrir exclusivement de ce que produiraient les champs, sauf à transformer le blé en pain. Abel, lui, se met berger; s'il gardait et élevait des troupeaux de moulons, ce n'était évidemment pas pour le plaisir de les regarder paître, en enfilant des perles; c'est, en réalité, parce qu'il appréciait surtout le mouton au point de vue du gigot et des côtelettes, dont il se régalait, cela tombe sous le sens. Abel contrevenait donc carrément aux formelles et récentes prescriptions divines; et c'est lui qui fut le petit chéri du seigneur Jéhovah!... Décidément, ô curés impayables, ce n'est pas dans vos tabernacles qu'il faut enfermer votre papa Bon Dieu; c'est dans une cellule de Charenton.
« 3. Or, il arriva au bout de quelque temps que Caïn offrit en oblation à l'Eternel des fruits de la terre;
4. Et qu'Abel aussi offrit des premiers nés de son troupeau, et de leur graisse. Et l'Eternel fut content d 'Abel et de ses présents;
5. Mais il ne fut pas content de Caïn ni de ses présents. Et Caïn fut irrité, et son visage fut abattu. »
21. Offrandes d'Abel à Dieu.
Il y avait de quoi la trouver mauvaise, en effet.
« 6. Et l'Eternel dit à Caïn: Pourquoi es-tu en colère et pourquoi ton visage est-il abattu?
7. Si lu fais bien, ne sera-t-il pas reçu? Mais, si tu ne fais pas bien, la peine du péché est à la porte. Or, ses désirs se rapportent à toi; et il sera sous ta puissance. »
22. Offrandes Caïden.
La Bible ne mentionne aucune réponse de Caïn à Dieu. J'avoue que, si je m'étais trouvé à sa place, le galimatias incompréhensible du verset 7 m'aurait complètement abasourdi.
Caïn n'était pas prophète. Sans quoi, en négligeant le galimatias susdit, il aurait pu répondre à son interlocuteur:
— Ce sont donc les offrandes de viandes que vous préférez, mon vieux Jéhovah?... Eli bien, vous donnez un exemple qui sera suivi par les sacrificateurs païens... Vous avez justement mêmes goûts qu'auront les idoles, et ces goûts seront plus tard déclarés grossiers et indignes de la divinité... savez-vous par qui?... par les piètres mêmes du catholicisme.
Mais Caïn ne répondit point. Cet homme, qui avait pris tant de peine à mener à bien la culture de ses melons, qui offrait au Seigneur ses cantaloups les plus succulents et qui les voyait méprisés, cet homme comprit que Dieu se fichait de lui par-dessus le marché, et il en fut tellement vexé qu'il en perdit un moment la tête. Au lieu d'en vouloir au capricieux et impoli Jéhovah, il commit la faute de s'en prendre à son fr ère.
« 8. Et Caïn dit à son frère Abel: Sortons dehors. Et quand ils furent aux champs, Caïn s'éleva contre Abel son frère, et il le tua. »
23. Meurtre d'Abel par Caïn.
Ça n'a pas traîné, on le voit; Caïn était un gaillard expéditif. Il invite son frère à faire une petite ballade au dehors; il l'entraîne aux champs, sous un prétexte quelconque, pour chercher ensemble des scarabées, par exemple. Une fois-là, vite une querelle d'allemand, à propos de boites; puis, un bon coup de pioche sur la tête. V'lan! ça y est. Et c'est le chéri de papa Bon Dieu qui, dans l'humanité, a l'étrenne de la mort.
Après quoi, que se passe-t-il dans la caboche de Caïn? Est-il anéanti au spectacle de son crime?... Pas du tout. Il se métamorphose subitement en scélérat endurci, en gibier de bagne. Il n'a pas le moindre remords, et lui, tout-à-l'heure si abattu, il va se montrer insolent envers le seigneur Jéhovah, qui ne lui inspirera aucune crainte.
« 9. Et l'Eternel dit à Caïn: Où est Abel ton frère? Et Caïn lui répondit: Je n'en sais rien; est-ce que je suis le gardien de mon frère, moi? »
24. « Caïn, qu'as-tu fait de ton frère? »
On croit voir le tableau: papa Bon Dieu paraissant au coin d'un nuage et interpelant le meurtrier, et Caïn qui lui envoie quelque chose comme Et ta sœur? avec la parfaite sérénité d'un professionnel du crime, qui croit avoir fait disparaître toutes traces de l'assassinat et fait un pied de nez aux gendarmes. Or, Jéhovah n'avait pas perdu un détail du drame; son œil divin n'était pas en défaut, cette fois.
« 10. Et Dieu dit: Qu'as-tu fait? La voix du sang de ton frère crie de la terre jusqu'à moi. »
25. Le sang de la victime s'élève contre l'assassin.
Il est clair qu'un châtiment terrible va punir tant de scélératesse et d'effronterie.
Voyons donc la suite du discours de Jéhovah:
« 11. C'est pourquoi, maintenant, tu seras maudit même par la terre, qui a ouvert sa bouche pour recevoir de ta main le sang de ton frère!
12. Quand tu laboureras la terre, elle ne te rendra plus son fruit; et tu seras aussi vagabond et fugitif sur toute la terre. »
Voilà Caïn condamné au vagabondage, à n'avoir ni feu ni lieu, à marcher toujours sans pouvoir s'arrêter nulle part, précurseur du légendaire juif-errant. Mais, s'il va être fugitif sans repos ni trêve, il ne sera pas en même temps laboureur, ce qui est une profession essentiellement sédentaire; comment s'y prendrait-il pour labourer, même en pure perte? — Si un inculpé de vagabondage prouve au tribunal qu'il est laboureur, s'il établit qu'il possède un champ et qu'il le cultive, son acquittement est certain; l'accusation s'est effondrée, il n'est pas vagabond.
Là-dessus, Caïn prend la frousse, une telle frousse qu'il perd de vue que l'humanité se compose en tout de trois personnes, son père, sa mère et lui-même, et qu'il s'imagine pouvoir être tué à son tour par les autres hommes, qui n'existent pas. C'est du joli détraquement cérébral, ça! Eh bien, ça y est en toutes lettres dans la Bible.
« 13. Et Caïn dit à l'Eternel: Ma peine est plus grande que je ne puis porter.
14. Voici: tu m'as chassé aujourd'hui de dessus cette terre, et je me cacherai de devant la face, et je serai vagabond et fugitif sur toute la terre; alors il arrivera que quiconque me rencontrera me tuera. »
Du coup, le courroux du vieux Jéhovah se calme. il ne fait pas grâce à Caïn de sa condamnation au vagabondage à perpétuité; mais, perdant à son tour le sens de la situation, il ne veut pas que la peine soit aggravée. Aussi prend-il Caïn sous sa protection contre ces assassins impossibles. Si ce n'est pas du délire, cela, je demande ce qui en sera!
« 15. Et l'Eternel dit à Caïn: Quiconque tuera Caïn sera puni sept fois au double. Et Dieu mit une marque à Caïn, afin que ceux qui le rencontreraient ne le tuassent pas. »
26. Caïn est marqué d'un signe de réprobation.
On s'attend à lire à présent quelque récit du vagabondage de Caïn. Ah! bien non, alors! Personne ne fut plus sédentaire que ce fugitif.
« 16. Alors, Caïn sortit de devant la face de l'Eternel, et il vint habiter le pays de Nod, à l'orient de l'Eden.
17. Là, Caïn connut sa femme, qui conçut et enfanta Enoch; et il bâtit une ville qu'il appela Enoch, du nom de son fils. »
Nous apprenons par là que Caïn se maria: l'auteur ne dit pas avec qui; mais ii coule de source qu'Adam et Eve eurent des filles, dont la Bible a négligé de parler, et que Caïn épousa une de ses sœurs. Nous ne lui en ferons pas un crime; l'inceste fut obligatoire aux premiers temps de l'humanité.
Ce qui nous fait plutôt bondir, tant notre surprise est grande, c'est cette ville fondée par Caïn. C'est déjà fort, un vagabond qui bâtit une ville; mais quels ouvriers avait-il à son service? de quels instruments se servit-on pour construire les maisons? et où enfin Caïn recruta-t-il des citoyens pour peupler sa ville Enoch?... Et le fumiste Esprit-Saint a fait avaler cette bonne histoire au pieux auteur qu'il inspirait!...
Les versets suivants nous donnent la descendance de Caïn. Enoch engendre Irad; Irad engendre Maviaël; Maviaël engendre Mathusaë l. On ne sait, de ces personnages, que leur nom. Mathusaël engendre un certain Lamech, plus gourmand en mariage que ses nobles aïeux. Le vénérable Lamech est, en effet, l'inventeur de la polygamie; il se paie deux femmes pour lui tout seul, ce qui prouve que l'article commençait à ne plus être rare. De sa femme Ada il eut deux fils, nommés
Jabel et Juba l, et de sa femme Tsilla il eut un fils, Tubalcaïn, et une fille, Nohéma.
Il paraît que les fils de Jabel préférèrent la campagne à la ville bâtie par leur ancêtre Caïn; car ils furent les premiers sur terre à demeurer sous des tentes (4:20). Quant aux fils de Jubal, la ville leur plaisait, au contraire, et ils furent les plus gais de la famille; ils aimaient la musique. « Jubal fut père de tous ceux qui jouent du violon et de l'orgue. » (4:21) Tubalcaïn, lui, fut le Vulcain biblique: « il forgeait toutes sortes d'instruments d'airain et de fer. » (4:22)
Le polygame Lamech semble avoir logé dans son plafond une araignée d'assez belle taille; car la Genèse nous rapporte de lui un speech qui a la qualité d'être court, mais qu'aucun commentateur n'a jamais pu comprendre.
« 23. Or, Lamech dit un jour à Ada et à Tsilla, ses femmes: Femmes de Lamech, écoulez bien mes paroles. Je tuerai un homme, si je suis blessé; je tuerai même un jeune homme, si je suis meurtri.
24. Car, si Caïn devait être vengé sept fois au double, moi, Lamech, je serai vengé soixante-dix fois sept fois. »
Ce discours épata au plus haut point Mesdames Ada et Tsilla; elles en furent, sans doute, comme pétrifiées et ne demandèrent pas la moindre explication. L'Ecriture Sainte passe immédiatement à la mention de la naissance de Seth, troisième fils d'Adam.
« 25. El Adam connut encore sa femme qui enfanta un fils et l'appela Seth; car Dieu, dit-elle, m'a donné un autre fils, en remplacement d'Abel que Caïn a tué.
« 26. Et, un fils naquit à Seth, et il l'appela Enos. C'est alors qu'on commença d'invoquer le nom de Jéhovah. »
Le cinquième chapitre de la Genèse est consacré uniquement à donner la généalogie de Noé, descendant d'Adam par Seth. L'auteur sacré ne s'occupe plus de la descendance de Caïn.
Nous trouvons donc l'ordre suivant, où ne sont nommés que les fils aînés: Seth, Enos, Ca ïnan, Malaléel, Jared, Enoch, Mathusalem, Lamech, Noé. Mais le plus curieux de ce chapitre est l'affirmation de l'extraordinaire longévité de tous ces patriarches. Adam avait cent trente ans, quand il eut Seth, et il vécut encore huit cents ans. Seth mourut à neuf cent douze ans; Enos, à neuf cent cinq ans; Caïnan, à neuf cent dix ans, etc. Celui qui mourut le plus jeune fut. Lamech, père de Noé; ce Lamech, qu'il ne faut pas confondre avec le polygame toqué de tout-à-l'heure, décéda dans le sept cent soixante-dix-septième printemps de son âge.
Enoch, fils de Jared, fut plus malin que tous les autres; il ne mourut pas, tout simplement.
« 21. Enoch vécut soixante-cinq ans, et il engendra alors Mathusalem.
22. Et Enoch, après qu'il eut engendré Mathusalem, se promena avec Dieu pendant trois cents ans; et il engendra des fils et des filles.
23. Tout le temps donc qu'Enoch vécut fut trois cent soixante-cinq ans.
24. Or, Enoch, s'étant ainsi promené avec Dieu, ne parut plus, parce que Dieu l'enleva. » (Genèse, ch. 5)
27. Enoch, vieux patriarche, est ravi au ciel.
Cet épisode est trop beau; n'importe quel commentaire le déflorerait. Admirons!
Quant à Mathusalem, c'est lui qui décrocha la timbale de la longévité. Il avait du nerf, le bonhomme; jugez-en. Il vécut dans la continence jusqu'à l'âge de cent quatre-vingt-sept ans, heureuse époque à laquelle il s'offrit le luxe d'avoir un moutard, et, après la naissance du jeune Lamech II, il trouva le moyen de vivre encore sept cent quatre-vingt-deux ans, donnant jusqu'au bout des preuves de sa virilité.
28. Mathusalem est père à cent quatre-vingt-sept ans.
« 26. Mathusalem, après qu'il eut engendré Lamech, vécut sept cent quatre-vingt-deux ans, engendrant encore des fils et des filles. » (Textuel!)
Total: neuf cent soixante-neuf ans. Excusez du peu!... On avait la vie dure, en ce temps-là.
Et le père Noé?...
«30. Lamech appela son f ils Noé, en disant: Celui-ci nous soulagera de notre œuvre et du travail de nos mains, sur cette terre que l'Eternel a maudite...
33. Et Noé avait passé cinq cents ans, quand il engendra Sem, Cha m et Japhet. »
Avoir cinq cents ans, et se mettre alors seulement à becqueter sa petite femme?... Mieux vaut tard que jamais!...
On a fait couler beaucoup d'encre à propos de l'extraordinaire longévité des patriarches de la Genèse. Des docteurs catholiques, sentant combien ces blagues étaient par trop difficiles à digérer, ont tenté de sauver du ridicule les récits de l'Esprit-Saint; ils ont avancé qu'il fallait peut-être entendre années par lunaisons, en insinuant qu'à celte époque on comptait sans doute uniquement par lunes. A ce compte, Mathusalem serait mort octogénaire, voilà tout. Mais ces obligeants commentateurs ont été rabroués d'importance par les enragés qui tiennent à ces miracles de longévité des premiers hommes.
Le chanoine Rohrbacher, entre autres, dans son Histoire universelle de l'Église, déclare qu'il s'agit bien d'années de douze mois, et il cite, notamment, l'exemple d'Abraham, qui, selon la Genèse, « mourut dans une heureuse vieillesse, étant fort âgé et rassasié de jours, ayant vécu cent soixante-quinze ans » (25:7-8). S'il fallait compter par lunaisons,
Abraham n'aurait donc vécu que quatorze ans et sept mois en tout, dit Rohrbacher, et cela nes 'accorderait pas avec les expressions employées par l'auteur sacré. Le même théologien, po ur prouver que les années indiquées dans la Genèse sont vraiment de douze mois, cite encore plusieurs personnages dont le texte divin fait connaître l'âge nu moment de la naissance de leur premier-né: Enos, Caïnan, Malaléel engendrèrent à l'âge de quatre-vingt-dix, de septante, de soixante-cinq ans; en comptant par lunaisons, dit Rohrbacher, il faudrait donc admettre qu'ils auraient eu des enfants à l' âge de sept ans et demi, de cinq ans dix mois, de cinq ans cinq mois! Et Nachor, qui engendra à vingt-neuf ans, d'après le texte biblique, peut-on croire raisonnablement, s'écrie le docte chanoine, que cela veut dire qu'il avait en réalité deux ans et cinq mois, quand il eut son premier enfant?...
Non, bon Rohrbacher, et c'est vous qui êtes dans le vrai: les années dont parle la Genèse sont incontestablement de douze mois. Aussi, rien n'est plus amusant que le cas du bonhomme Noé, qui attendit d'avoir cinq cents ans bien sonnés pour faire zizi-panpan.